Tomorrow’s Harvest : récit d’une campagne marketing complètement cinglée

Un code secret en six parties, des disques vinyles mystérieux qui apparaissent aux quatre coins de la planète, des indices lâchés parcimonieusement à la radio et à la télé, la campagne de lancement de l’album Tomorrow’s Harvest des Boards of Canada reste à ce jour l’un des trips les plus fascinants de l’histoire de la musique. Sortez le tube d’Aspro et embarquez avec moi pour une aventure hors du commun…

Préambule

A-307-1401436240-9394.jpegAvant d’entrer dans le vif du sujet, une petite piqûre de rappel s’impose pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler des Boards of Canada. Groupe de musique électronique composé des frères Marcus et Michael Sandison, les BoC (pour les intimes) produisent du son depuis la fin des années 90. Et contrairement à ce que leur nom pourrait laisser croire, les loustics ne viennent pas du pays des caribous, mais bien d’Écosse.

Plutôt méconnus jusque là, c’est en 1998 que leur carrière va réellement décoller, lorsqu’ils signent sur le mythique label anglais Warp Records, pour la sortie de leur album Music Has The Right To Children. Très discrets (ils n’accordent quasiment jamais d’interviews et font très peu de promotion), les frangins vivent reclus au fond de la campagne edimbourgeoise, où ils composent toutes leurs œuvres, entretenant autour d’eux une aura de secret et de mystère.

Ce petit préambule étant fait, entrons dans le vif du sujet. Vous êtes prêts ? Accrochez-vous, parce que ça va être assez sauvage…

C’est quoi ce disque ?

Boards-of-canada-record-store-day-2013Samedi 20 avril 2013. Comme chaque année depuis 2007, les fans de musique à travers le monde célèbrent le Record Store Day, durant lequel les magasins de disques indépendants sont mis à l’honneur. Et comme le veut la coutume, de nombreux labels pressent des disques spécialement pour l’occasion et les distribuent dans les différentes enseignes participant à l’évènement.

En cette belle journée de printemps, à New York, le « redditer » (membre de la communauté Reddit, NDLR) lilcakey parcourt avidement les bacs du magasin de disques Other Music, à la recherche de nouvelles pépites musicales à acquérir. Quand tout à coup, son regard se pose sur une curieuse galette vinyle qui attire tout particulièrement son attention.

Sentant qu’il vient de dénicher un objet potentiellement rare, il poste immédiatement sa découverte sur Reddit. Au premier coup d’oeil, il s’agit a priori d’un nouveau disque des Boards of Canada, dont l’authenticité semble confirmée par la présence du logo Warp Records. L’objet est daté de l’année en cours, 2013, et sachant que le duo n’a plus rien sorti depuis 2007, le coeur du brave lilcakey se met soudainement à battre la chamade.

Le vinyle sur lequel il vient de mettre la main n’est gravé que sur une face (une pratique courante quand il s’agit d’objets promotionnels) et n’offre qu’un court extrait sonore d’une trentaine de secondes, ressemblant effectivement beaucoup au style du groupe. Par dessus la mélodie, une voix robotique déclame six chiffres : 9, 3, 6, 5, 5 et 7. L’enregistrement s’achève brutalement, laissant place aux spéculations les plus folles.

Sur la pochette, une mystérieuse inscription… Six suites de six tirets, séparées par des barres obliques, dont la quatrième a été remplacée par des X. Rapidement, les premières théories fusent : les six chiffres prononcés par l’étrange voix enregistrée correspondent probablement aux X du code. X marks the spot.

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Un peu léger pour en tirer la moindre conclusion, mais l’excitation parmi les fans est palpable. Très vite, on mise sur une campagne de marketing viral pour annoncer un nouvel album, véritable Graal attendu par les admirateurs du groupe avec impatience depuis déjà sept ans.

Le 22 avril, une vidéo intrigante fait son apparition sur Youtube : une version inédite du morceau Julie and Candy enregistrée en public. Comme les Boards n’ont jamais sorti de matériel « live », la communauté en déduit immédiatement qu’il s’agit bien là d’une vidéo officielle, probablement liée d’une manière ou d’une autre au mystérieux vinyle découvert quelques jours plus tôt.

Bingo ! A 4:19, une annotation cryptique renvoie vers une seconde vidéo, réalisée par un fan, clip non officiel d’un vieux morceau du duo. Et perdu dans les commentaires de celle-ci, un message du compte Hell Interface (un des alias du groupe) mène à une troisième vidéo, qui en linke à son tour une quatrième. Cette dernière, à l’instar du fameux disque mentionné plus tôt, propose un court extrait sonore de quelques secondes, sur lequel la même voix robotique dicte une nouvelle suite de six chiffres : 717228. Le clip renseigne également la position de ce nouveau code dans la suite initialement découverte…

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Vous suivez toujours ? Bien. Parce que ça ne fait que commencer…

Le 23 avril, un nouveau vinyle est découvert dans les rayons du Rough Trade de Londres. Même pochette, même enregistrement, même énigme. Rien de neuf à se mettre sous la dent, mais la conspiration prend forme.

Le soir du même jour, l’animateur Zane Lowe diffuse sur BBC Radio One, la première chaine de la radio nationale britannique, un nouveau message crypté. Toujours cette mélodie entêtante, toujours cette voix robotique, et six nouveaux chiffres : 519225. L’animateur ne s’embarrasse pas d’explications et précise juste qu’il s’agit là du sixième code.

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Toujours le 23 avril, mais de l’autre côté de la planète cette fois, sur les ondes la radio américaine NPR, un autre message est diffusé. Une fois encore, six chiffres et une position : 699742.

699742 / ------ / 717228 / 936557 / ------ / 519225

Sur le forum officiel des fans du groupe, baptisé Twoism (en référence au premier album des Boards sorti en 1995), les neurones surchauffent : quel est donc le sens de cette séquence de chiffres ? Où sont les deux nombres manquants ? Est-ce vraiment l’annonce d’un nouvel album inespéré ou encore une énigme à la con d’Ukuar qui restera à jamais sans réponse ?

L’impasse ?

Pas vraiment… Un des utilisateurs du forum remarque une chose troublante : la banner du site a l’air toute cassée. Un nouvel « overlay » a fait son apparition au dessus de l’image habituelle et, forcément, dans l’atmosphère de paranoïa actuelle, il n’en faut pas plus pour que tout le monde y voit le signe d’un nouvel indice. Le pire, c’est qu’ils ont raison.

La banner originale du forum Twoism

La banner originale du forum Twoism

La nouvelle banner avec son "overlay" étrange

La nouvelle banner avec son « overlay » étrange

Planqués dans le nouveau GIF, deux liens vers des fichiers audio déposés sur Soundcloud.

Alors que tout le monde s’attend à découvrir de nouveaux morceaux des BoC, la déception est grande : il ne s’agit que de vulgaire bruit. WTF ?

Sauf que… La mention du sigle ∑ (qui en mathématique signifie « somme ») et le schéma affiché sur les pages donne l’idée à un des « forumeurs » de combiner les deux fichiers. Eureka ! Une nouvelle suite de chiffres est découverte : 628315.

Mais ce n’est pas tout, toujours dans le même GIF, une deuxième chaine suspecte est identifiée, une image dans l’image, qui révèle la position de ce nouvel indice.

Banner1-second-imageCe qui nous fait donc :

699742 / 628315 / 717228 / 936557 / ------ / 519225

Five down, one to go…

Rough-trade-rsd-2Tenez bon, on y est presque ! Plus qu’un indice à découvrir ! Et pour être sûr que personne n’ait rien loupé, Warp va mettre les bouchées doubles : une vidéo est projetée le 26 avril à la galerie d’art Loading Bay de Londres (juste en face du magasin Rough Trade où a été découvert le second vinyle), vidéo qui récapitule les cinq indices découverts jusqu’ici. Au cas où… Dans ce genre de campagne un chouïa cinglée, on n’est jamais trop prudent.

Et toujours dans une volonté de s’assurer une large diffusion, une partie des codes vont être diffusés via d’autres médias. Le 28 avril, la chaine américaine Adult Swim diffusera notamment cet étrange clip qui confirme le code 699742 et sa position au tout début de la chaine.

La fin, enfin ?

boc_terminalLe 29 avril, la dernière pièce de l’édifice est posée. Les différents sites liés au groupe pointent soudainement vers une nouvelle adresse : cosecha-transmisiones.com. Dans le navigateur, un simili terminal UNIX demande à l’utilisateur d’introduire un mot de passe. Immédiatement, les soupçons se portent sur la fameuse suite de chiffres. Seul problème : il manque toujours le contenu de la cinquième position, le sixième et dernier indice.

Une rapide analyse des headers HTTP de la page met à jour un code en base 64 :

aHR0cDovL2Qyejczdmg3Y3I3OXJ5LmNsb3VkZnJvbnQubmV0L2Nvc2VjaGEubXAz

Une fois décodé, celui-ci livre une nouvelle URL où siège un fichier MP3 révélant l’ultime indice : 813386. Un petit coup de « view source » sur la page du terminal confirme qu’il s’agit bien du 5ème nombre dans la suite.

Après une semaine de révélations et d’investigation, la séquence est enfin complète !

699742 / 628315 / 717228 / 936557 / 813386 / 519225

En combinant tous ces nombres et en ôtant les barres obliques, on obtient le sésame tant convoité : le fameux mot de passe du terminal UNIX. Une fois celui-ci validé dans l’interface austère, une nouvelle page se charge. Et devant les yeux ébahis des fans épuisés apparaissent la pochette du nouvel album, son titre, sa tracklist, une date de sortie, ainsi qu’un teaser vidéo annonçant l’arrivée de l’opus tant attendu : Tomorrow’s Harvest.

Note : si vous décidez de faire mumuse avec la fausse page UNIX, veillez à taper le code en mode QWERTY (sans SHIFT) sinon cela ne fonctionnera pas.

Ouf ! Que la route fut longue, mes amis, mais grâce aux efforts combinés de tous les membres de la communauté de fans, le mystère a enfin été percé !

Quand il n’y en a plus, il y en a encore…

L’énigme a beau avoir été résolue, les cinglés du département marketing de Warp ne relâchent pas pour autant la pression. Et après une semaine un peu folle, les fans ne sont pas (encore) au bout de leurs surprises.

Le 21 mai, les BoC postent un statut cryptique sur leur page Facebook…

boc_facebookstatusUne date et un lieu, on revient à des choses plus simples. Le jour J, des dizaines de fans se réunissent sur la célèbre place de Shibuya, à Tokyo, et attendent fébrilement. Et à minuit pile, l’un des écrans géants du lieu se met à diffuser cette vidéo

Il s’agit du clip du premier morceau tiré du futur album, Reach For The Dead, morceau qui sera ensuite diffusé sur les radios de la BBC le lendemain. Et pour conclure ce trip un peu fou, le 26 mai, sur leur compte Twitter cette fois, le groupe publie un statut laconique et une image.

boc_twitter

5-27-13-1700Dans l’EXIF de l’image, les coordonnées GPS du lieu correspondant, le Lake Dolores Waterpark, un coin paumé en plein milieu de l’état d’Arizona. Clairement, il va s’y passer quelque chose et cette impression se voit rapidement confirmée par un autre teaser vidéo, posté sur la page Youtube du compte Hell Interface, déjà mentionné plus tôt.

Pour l’anecdote, le titre Look Sad Reel est bien évidemment une anagramme de Lake Dolores. Ces gens sont fous.

Comme pour Shibuya, des dizaines de fans font le trajet jusqu’au lieu-dit, à l’heure indiquée dans le tweet. Sur place, une station service en piteux état, beaucoup de sable, une caravane et une paire d’énormes enceintes. La récompense pour les improbables aventuriers venus des quatre coins du pays : la diffusion en première mondiale de l’intégralité de l’album, dans une atmosphère complètement irréelle.

Les fans sont autorisés à enregistrer les trois premiers morceaux de l’album, histoire de ne pas trop spoiler le nouveau bébé des BoC au reste du monde.

Le réalisateur Neil Krug (qui signe également le clip du single Reach For The Dead présenté au Japon) produira pour l’occasion une courte vidéo commémorative de ce listening event de ouf.

Cette performance marquera la fin d’une des campagnes virales les plus folles jamais mises en place pour un lancement d’un album de musique.

Et pourtant, même si l’aventure s’est officiellement terminée il y a plus de deux ans, il reste encore aujourd’hui de nombreux points d’ombre : trois des six vinyles n’ont toujours pas été retrouvés, et d’autres happenings ont a priori eu lieu sans qu’on puisse avec certitude les lier à l’évènement, comme par exemple la diffusion d’un clip inédit lors du festival Movement Transmission à Detroit le 26 mai 2013.

Malheureusement, comme le label se refuse pour l’heure à publier un post-mortem officiel de cette entreprise déjantée, on n’en saura probablement jamais plus… Restent les souvenirs d’une intense chasse aux trésors pour ceux qui ont eu, comme moi, la chance d’y participer. Et pour les autres, un récit passionnant qui prouve que quand ils veulent, les gens sérieux du marketing peuvent se transformer en doux-dingues et nous faire triper.

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