Street Fighter 5 : Capcom à la croisée des chemins – Part 1

Si votre expérience du jeu de combat se résume à suivre l’EVO tous les ans et à regarder quelques vidéos de Ken Bogard, vous ne savez peut-être pas que ce week-end se déroulera le dernier tournoi majeur sur le quatrième épisode de Street Fighter. Après trois mises à jour et sept années de loyaux services, SF4 s’apprête en effet à rendre son tablier et laisser sa place à son successeur. L’occasion pour nous de revenir en profondeur sur ce titre, mais aussi sur les enjeux du cinquième épisode !

Ce dossier est prévu en deux parties. Dans la première, que vous avez sous les yeux, nous allons commencer par revoir les bases ! Et comme nous sommes sur Geekzone, on ne va pas se priver pour rentrer un peu dans les détails. Amateurs de patates de forains et de game system, cet article est pour vous.

SF5 Ryu

La version SF5 de ce bon vieux Ryu, qui vieillit « plutôt bien »…

Au début, il y avait Street Fighter

Les joueurs éclairés le savent bien : Counter-Strike, Quake 3, UT & co. ne sont pas des passe-temps débilitants, à base de pan pan boom boom décérébrés. Derrière, il y a de la stratégie, le jeu d’équipe, la nécessité de connaître les maps et les spécificités des armes pour espérer gagner. Sans parler du mental et de l’entraînement nécessaire pour ne pas rater ses headshots à haut niveau…

Pourquoi ce rappel évident ? Parce que Street Fighter, et le jeu de combat en général, c’est pareil. Derrière la joie du poing qui aplatit un pif, il y a tout un arsenal de coups ayant pour objectif de maîtriser l’espace de jeu et encourager l’adversaire à la faute. Il y a aussi l’équilibre à trouver entre le risque et le gain d’une action, la mémorisation des propriétés des coups adverses, les réflexes mentaux et la mémoire musculaire. Bref, on a besoin de neurones, et rapides si possibles !

Chaque jeu fait sa propre tambouille de tous ces paramètres : certains sont équilibrés (Street Fighter), d’autres plus offensifs (King of Fighters) et certains créent carrément des sous-genres, qui ont eux-mêmes leurs variations (pensez Vampire Savior, X-men et ses petits enfants, Guilty Gear, etc.). Certains sont faciles à prendre en main, d’autres incompréhensibles aux premiers abords. Pendant que certains titres ont encore des choses à offrir quinze ans après leur sortie, des concurrents sont rincés, mais continuent d’être joués. Bref, le jeu de combat c’est un peu comme une boîte de chocolat, on ne sait jamais sur quoi on va tomber.

La vie, c'est comme un stick arcade...

La vie, c’est comme un stick arcade…

Si en termes de nouveautés, ces dernières années sont loin de la folie qui a suivi la sortie de Street Fighter 4, le milieu compétitif, lui, ne cesse de croître. L’EVO 2015 a battu un record avec 2227 joueurs inscrits dans ce qui est désormais le plus gros tournoi ouvert de tous les temps pour un jeu vidéo. Quant aux joueurs professionnels, ceux qui se sont fait remarquer entre les années 2009 et 2015 sont presque tous sponsorisés par de grosses équipes et tout va bien pour eux.

Même le Capcom Pro Tour, pourtant assez jeune, car découlant des tournois globaux lancés pour les 25 ans de Street Fighter en 2012, sort désormais le grand jeu. Sa cagnotte a explosé quand Sony a signé un chèque d’un million de dollars pour Street Fighter 4 en 2015 ! En échange évidemment d’une exclusivité sur Street Fighter 5, dont l’équilibrage, le contenu, et le business model rappellent furieusement les cadors du genre, Blizzard en tête.

Pas étonnant donc que Street Fighter 5 fasse du bruit, d’autant que tout son gameplay semble répondre point par point aux critiques émises sur le quatrième épisode.

Des critiques ? Quelles critiques ?

On va y venir, mais pour les deux du fond qui n’ont pas suivi, reprenons d’abord un peu les bases. Dans Street Fighter donc, le principe du jeu reste encore et toujours le zoning au sol et les footsies. Zoning ? Foots…quoi ? Hum… Appelons ça la gestion des distances et le “jeu de jambes”. Il faut bien connaître sa propre portée et celle de l’adversaire. Quand la situation paraît bonne, on tente la touche (dans le jargon, on poke) ou à l’inverse, on bluffe pour provoquer un coup dans le vent et tenter de punir au moment de la récupération du coup en question (ce qu’on nomme le whiff punish).

Ici, Ali zone et ça énerve son adversaire qui poke dans le vide et se fait whiff punish, comme un sac. Le vocabulaire du jeu de baston, tout un art.

“Quoi ? Street Fighter réaliste ?! Et les boules de feu ? La torche humaine ? Les bras de Dhalsim ?”

Certes. Mais il faut simplement appréhender ces techniques surhumaines comme des outils au service de l’esthétique, pour améliorer le gameplay. Le hadoken de Ryu n’est qu’un coup de poing détaché du personnage, couvrant l’axe horizontal. Le Shoryuken couvre la zone allant du sol vers les airs. Et la combinaison des deux fait qu’on a très envie de sauter par dessus le Hadoken et qu’on se prend un Shoryuken. L’aspect visuel est un moyen de prolonger cette notion de zoning en s’affranchissant des limitations humaines, qui rendrait le gameplay rapidement fade.

Sauf que depuis 2008, ladite notion a été partiellement changée avec Street Fighter 4. Soucieux de rendre plus accessible sa série et conscient que le zoning est à la fois un concept invisible et difficile à apprendre, Capcom ajoute la Focus / saving Attack aux mécaniques de Street Fighter. Il s’agit d’une attaque qui se “charge”, en gardant deux boutons enfoncés. Son gain change en fonction du temps de charge, et on peut l’annuler à tout moment par un bond vers l’avant ou l’arrière.

Le bonus ? La saving absorbe un coup adverse en échange d’un peu de vie, récupérable en quelques secondes. Le résultat ? Un joueur sentant venir un poke bien placé peut l’absorber et avancer / reculer / frapper dedans, facilitant de facto sa progression (ou sa fuite !), là où dans un précédent épisode, il aurait simplement mangé un coup.

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En soi, la saving est une idée intéressante, voulue pour les débutants. Mais elle est aussi le point de départ d’une réaction en chaîne qui va rendre le jeu plus complexe que Capcom ne l’avait envisagé au départ. Le souci vient en effet de ses effets secondaires : parce qu’elle ne peut pas être gardée quand elle est chargée au maximum, vu les abus possibles, les développeurs améliorent le bond vers l’arrière (appelé backdash) en lui donnant de l’invincibilité. Une saving arrive à sa concentration max alors qu’on est dos au mur (et va donc potentiellement vous forcer à taper dans le vide) ? Hop, un petit pas vers l’arrière et le tour est joué. Notez que le backdash invincible n’est en rien exclusif à Street Fighter et qu’on le retrouve dans de nombreuses autres séries où il ajoute une petite touche de complexité, notamment sur la relevée des personnages.

Mais encore une fois, rien ne se passe comme prévu. La combinaison de la saving et du backdash invincible créent une option défensive inédite : plutôt que de se relever en se protégeant pour encaisser une attaque (et flipper un bon coup), faire une saving au bon moment et l’annuler par un backdash absorbe l’attaque et évite un second coup porté juste derrière…

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Et le défenseur peut tout aussi bien, sur sa relevée, attaquer, projeter, garder, backdash ou même faire n’importe quoi avec un bon Shoryuken ou une Ultra à la relevée.

Well, that escalated quickly

Fouillis ? Ça l’est effectivement et l’attaquant doit prendre beaucoup d’options en compte, dans une situation où il était jusqu’ici plutôt avantagé. Car il faut bien l’avouer, Street Fighter 4 est parfois codé un peu à l’arrache, notamment au niveau des boîtes de collisions (hitbox). Celles-ci aident en effet l’attaquant, car il est souvent impossible de savoir de quel côté va toucher un coup dans certaines situations. Pire encore, la découverte d’un problème dans le moteur de jeu créera des tactiques ubuesques dans la version “Arcade Edition” : certains personnages parvenant à créer des situations où l’on ne peut tout simplement pas garder ! Situations qui contribueront à l’ajout d’une autre mécanique de relevée pour les en empêcher.

Street Fighter 4 fut une énorme expérimentation tout au long de son développement et sa première version ne possédait pas de boîtes de collisions, laissant les modèles 3D se charger des interactions. Ce qui n’a évidemment pas fonctionné. Un système fut donc créé pour fabriquer automatiquement la majorité des hitbox en les calquant sur les animations avec des résultats… discutables.

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Ce problème n’existait pas dans les précédents épisodes dont les boîtes de collisions pendant les combos étaient fixes. Il s’agit typiquement ici d’un “savoir-faire perdu” par les équipes de développement… Et depuis retrouvé pour Street Fighter 5.

 

“Encore ? Mais on s’y perd dans ton jeu là ! »

Un peu en effet, car ces “bidules aléatoires” sont bien trop nombreux. Les joueurs n’ont donc pas tardé à améliorer leurs capacités offensives et défensives en… laissant le moteur de jeu décider pour eux ! Profitant d’un buffer bien généreux (la mémoire qui garde pendant quelque temps les commandes entrées par le stick), les “pianistes”, à savoir les joueurs qui cumulent de multiples coups lors de leurs phases d’attaques, laissent la machine décider lequel sort en réponse aux actions de l’adversaire.
Si les options select (c’est le petit nom de cette méthode) sont présentes dans tous les jeux, elles seront particulièrement présentes dans Street Fighter 4 et contribueront à rendre le jeu encore plus complexe.

SF_gouken os

Exemple typique d’option select : Gouken lance une balayette pendant sa descente du pied. Si cette dernière touche, la balayette ne sortira pas, car il est encore en l’air à cause de l’impact. Mais si elle ne touche rien, Gouken retombe au sol plus vite et sa balayette couvre deux options de l’adversaire.

Car pour qu’une option select fonctionne, il faut qu’elle soit placée à un moment très précis, avec des commandes rapides, voire des techniques de pianotage des boutons prenant en compte la priorité de ceux-ci. Pire encore, cette technique n’est expliquée nulle part et reste totalement invisible pour le public et le débutant. Saviez-vous par exemple que l’actuel champion du monde option select (oui, c’est aussi un verbe) le Shoryuken de Ken et laisse ainsi le moteur décider pour lui entre attaquer avec le meilleur coup du jeu / bloquer son adversaire / casser une projection ?

Les Options Select s’invitent aussi dans d’autres pans du jeu, notamment le système de contre-projection où elles permettent de laisser le jeu choisir entre garder / casser une projection / frapper.

La cerise sur le gâteau ? La saving permet d’annuler l’animation d’un coup touchant l’adversaire contre quelques ressources. Idéal pour étendre les combos et mettre la foule en délire, mais aussi pour rendre parfaitement sûre l’utilisation d’un coup normalement risqué comme un bon gros Shoryuken a la relevée.

En résulte un jeu où il existe souvent une manière de “réparer” ses erreurs ou de couvrir les incertitudes. En cela et malgré sa difficulté, SF4 est plutôt agréable pour les débutants, car il n’est pas aussi punitif que d’autres titres, où chaque action ou situation oblige à une responsabilisation du joueur.

À l’heure du choix

Il suffit parfois de peu de choses pour qu’un jeu voulu simple au départ, se transforme en véritable casse-tête pas franchement à la portée du premier venu. Si Street Fighter 4 reste un titre accessible, comparativement à bien des jeux du genre, la quantité de mécaniques à assimiler après sept années de compétitions le rend hermétique à la plupart des débutants.

Reste une question épineuse : que faire avec Street Fighter 5 ? Car si l’animal Street Fighter 4 a bénéficié d’une carrière heureuse malgré ses béquilles, pas question de laisser ces errements continuer. Cette fois, il faut tout maîtriser côté game design et technique ! Choisir une direction et s’y tenir ! Mais laquelle ? Une question compliquée, car malgré son succès et comme sous-entendu en début d’article, Street Fighter 4 divise.

SF5 Laura

Une chose est certaine, Capcom ne perd pas le nord et bichonne les « arguments » de certains personnages…

Ses adeptes apprécient la complexité inhabituelle apportée par la saving dans l’ensemble des pans de jeu et trouvent normal que les options select équilibrent le tout. Certes, Street Fighter 4 commet de grosses erreurs de design et certaines mécaniques ne sont là que pour compenser les problèmes d’une autre… Mais le jeu se tient et reste intéressant à haut niveau depuis des années, que ce soit pour les joueurs pros ou les spectateurs. Que demander de plus ?

Ses détracteurs, qui sont souvent des joueurs des anciens épisodes, estiment de leur côté que le gameplay est tellement complexe et “automatisé” par la machine que les joueurs ne sont plus à 100% en charge de leurs actions. Saving et Options Select rendent le jeu brouillon, avec beaucoup trop de situations incertaines et toujours cette assurance de dernière minute quand on a fait le mauvais choix. Oui, la complexité – voire la richesse – est là, mais celle-ci est-elle vraiment désirable ?

Très logiquement, le poids des décisions prises par le joueur et son rôle dans chaque partie sont les questions qui vont guider le développement de Street Fighter 5. Mais dans quel sens ?

Car à l’aube de l’entrée réelle de la série (voire du genre) dans l’esport, Capcom va devoir décider entre garder l’approche permissive de Street Fighter 4, conçue à l’origine pour les joueurs débutants, et l’approche aride, voire punitive, des anciens épisodes, appréciée par les vieux de la vieille, mais réputée décourageante pour le nouveau venu.

Quel sera le choix de Capcom ? Comment réussir à plaire à tout le monde ? On en parle dans la seconde partie !

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