Hey DJ, à quoi ça sert tous ces boutons ?

Pour l’observateur profane, le boulot de DJ se réduit souvent à s’agiter avec ferveur derrière d’étranges machines, tout en tournant aléatoirement les boutons de ses jouets au rythme de la musique. En réalité, même si l’aspect technique du métier est finalement assez accessible une fois qu’on sait comment ça marche, cela va bien au delà du simple « pousse-disque qui lève les bras » auquel on nous confine parfois. Passez donc avec moi de l’autre côté de la table de mixage, on va démystifier un peu tout ça.

DJ (Kaskade) Préambule : Ce texte est une version mise à jour d’un papier que j’avais initialement écrit pour le défunt magazine Humanoïde, de nos amis de Presse Non Stop. Il est reproduit ici, avec leur autorisation, dans une version révisée et agrémentée de nouveau contenu.

Tout pour la frime

DJ Fail

Très important si vous souhaitez être pris au sérieux en tant que DJ : branchez votre matos.

À chaque fois que j’ai l’occasion de mixer dans une soirée privée chez des amis, la réaction des quidams est invariablement la même : « En fait, quand tu tournes tous ces boutons, c’est juste pour le show, non ? ». Et il est particulièrement difficile de leur en vouloir, l’actualité de ces dernières années regorge de ces « faux DJs » qui confortent le public dans cette impression de charlatanisme. Mais comme ça me fait de la peine, je me suis dit qu’il était grand temps de clarifier un peu tout ça.

Il y a un an, Natalia Paris, mannequin colombienne et DJ pour arrondir ses fins de mois, défrayait la chronique dans les forums de Reddit à cause d’une vidéo la montrant occupée à triturer une table de mixage de manière suspecte, sans grand rapport avec le son qui déferlait des enceintes. À 10 000$ de l’heure, ça fait tache. Surtout que c’était loin d’être la première à se faire prendre la main dans le sac. En 2011 déjà, le DJ suédois Steve Angello, membre du populaire collectif Swedish House Mafia, alimentait allègrement la polémique, surpris dans une vidéo amateur à mixer sans casque, voire tout simplement sans les mains, lors du festival Dance Valley.

J’aimerais pouvoir vous dire qu’ils sont l’exception, mais malheureusement, ce genre de mauvais exemples pullule : de Deadmau5 à Paris Hilton, les DJ suspectés de « faire semblant » sont légion. Pour un authentique DJ, c’est aussi impensable que donner un concert en play-back pour un musicien. Certes, c’est rassurant, mais cela annihile le plaisir du jeu, ainsi que toute une gamme d’interactions avec le public.

Pour mieux comprendre, je vous invite à m’accompagner dans la cabine du DJ, derrière les platines, pour voir ce qui se passe quand je triture mes appareils et glisse mes doigts habiles sur les disques en rotation. Je vais tenter de vous convaincre que je ne suis pas juste un vulgaire pousse-disque qui se la raconte, et que chaque geste a un sens et une répercussion sur le mix final. Pour ce faire, partons d’une installation simple, plus à même de vous faire appréhender les bases : deux platines (vinyles ou CD), une table de mixage et un casque.

Faire un beat, pas un bide

DJ (beatmatching)Il est 2h du mat. La soirée bat son plein et la foule se déhanche avec délectation sur le petit dernier de Guy Gerber, une douceur progressive house calée à 125 BPM (beats per minute, l’unité de mesure de la vitesse d’un morceau). Pour ma part, pas le temps de savourer ce moment : il faut déjà préparer la suite. Pour ne pas briser l’élan, j’ai bien envie d’enchainer avec un classique de Carl Craig qui devrait ravir mon audience. Problème : le titre tourne à 128 BPM, soit un chouïa plus vite que le morceau de Gerber. Si j’essaie de les mixer en l’état, tout ce que je vais obtenir est une bouillie de sons syncopés où les rythmes se télescoperont pour produire un ensemble indansable. Et tout le monde retournera se poser au bar, en me jetant un regard noir ou des petits cailloux.

Pour éviter un tel drame, il va me falloir « caler » ce second morceau à la même vitesse que celui qui passe en ce moment. Et pour ce faire, je dispose de deux outils incontournables. Tout d’abord : mon casque, qui va me permettre de pré-écouter ce que je m’apprête à jouer sans interférer avec ce qui sort des enceintes (si je n’y mets qu’une seule oreille, c’est pour surveiller ce qui se passe dans la salle de l’autre, pas pour me donner un genre). Ensuite, grâce au « pitch », ce petit curseur situé à droite de la platine, je vais pouvoir corriger la vitesse de rotation du plateau et amener ainsi les deux morceaux à se synchroniser. C’est ce qu’on appelle le « beat matching ».

Tout cela demande un petit temps d’adaptation et d’incessants va-et-vient sur le disque : on repère le début du morceau, son premier beat, et on le relance inlassablement à partir de ce point-clé pour vérifier qu’on a enfin trouvé la vitesse adéquate de lecture. Si ce n’est pas le cas, on opère encore quelques corrections en freinant ou accélérant le plateau du bout des doigts. Voilà l’explication du « scratch » étrange et inaudible auquel se livre parfois le DJ alors qu’il s’affaire à préparer sa prochaine transition. Et si tout cela vous parait encore un peu abscons, pas de souci : je vous ai fait une petite vidéo qui devrait vous éclairer.

Transition en douceur

Bon, maintenant que tout est synchro, il n’y plus qu’à enchainer ! Sauf que… Pas si vite ! Alors oui, je pourrais me contenter de baisser progressivement le volume du premier tout en augmentant celui du second; si les rythmes sont bien calés, ça devrait donner quelque chose d’à peu près correct. Mais il y a moyen de ruser pour rendre tout ça encore plus fluide. Et c’est là qu’interviennent les petits potentiomètres de la table de mixage, ceux que j’aime à tourner dans tous les sens et qui suscitent invariablement des interrogations des incultes.

DJ LOL

Comme pour tous métiers artistiques, la clé de la réussite, c’est de croire en soi.

Sur chacune des deux pistes audio de la table (correspondant dans mon exemple aux deux platines vinyles), on trouve en général trois clés d’égalisation : une pour les basses, une autre pour les aigus, et une troisième pour les fréquences medium. Oui, un peu comme sur votre ampli. Mais alors que vous vous en servez principalement pour adapter le son à votre intérieur ou à vos habitudes d’écoute, pour nous, DJ, il s’agit d’un outil indispensable dans l’art du mix : celui qui va lui permettre d’adoucir une transition. En coupant par exemple toutes les fréquences basses du morceau à venir, je vais pouvoir l’introduire de manière plus subtile.

Si j’ai bien choisi mes morceaux, et s’ils se complètent avec harmonie, la ligne de basse de l’un va joliment complimenter les nappes de synthé de l’autre. Ce mélange va donner quelque chose de neuf, d’hybride, et permettre de passer plus aisément d’un morceau à l’autre, sans que le public ne s’en rende forcément compte. Je peux même jouer avec ces clés en dehors des transitions, pour supprimer les basses pendant quelques secondes et les réinjecter pile au moment où leur impact grisera l’audience. En outre, les tables modernes proposent moult effets qui permettent d’agrémenter un mix : écho, flanger ou filtres divers. Bref, plus de mystère : quand un DJ tourne frénétiquement les petits bitoniaux de sa table de mixage, il ne fait que jouer avec tous ces outils pour adoucir les enchainements ou adapter la dynamique des morceaux aux attentes de son public. Normalement.

Besoin d’une petite démonstration supplémentaire ? Pas de problème, j’ai ce qu’il vous faut ci-dessous.

Assistanat numérique

Ça, c’était pour le mix dit « à l’ancienne », avec des vinyles, des CD audio et de l’huile de coude. La notion de « performance » était réelle et l’on pouvait sans trop d’hésitation comparer le boulot de DJ à celui d’un instrumentiste sur une scène de concert. Mais avec l’arrivée des systèmes de mix assistés par ordinateur, comme Serato ou Traktor (que vous avez pu voir dans les deux vidéos ci-dessus), la tentation de déléguer notre part du boulot aux machines s’est malheureusement amplifiée.

DJ (vinyl timecodé)

Agrandissement de la surface d’un vinyl « timecodé ».

Le principe est simple : plutôt que de jouer un morceau directement depuis son support physique, on utilise un disque renfermant un « timecode », c’est-à-dire un son modulé qui permet au logiciel adapté de se situer dans le temps et de renvoyer en échange le contenu d’un fichier numérique correspondant (MP3 ou WAV, par exemple). Le support se transforme alors en contrôleur de manière complètement transparente pour le DJ : si j’effectue un petit va-et-vient sur la platine, le logiciel va l’interpréter en fonction et me renvoyer le son correspondant. La platine devient un simulateur de disque. On parle dès lors de DVS, pour Digital Vinyl System (plus d’infos ici pour ceux qui voudraient approfondir le sujet).

C’est ce qui permet aux DJ contemporains de s’affranchir de leurs lourdes caisses de 12″ et de transporter le contenu de leur discothèque sur une petite clé USB. Mais l’entrée du numérique et de la dématérialisation dans le monde du mix a aussi permis aux DJ de s’offrir de nouveaux outils bien plus puissants.

Certains logiciels identifient la clé harmonique d’un morceau ou son énergie (comme Mixed In Key, dont je vous reparle plus bas), ce qui permet de réduire le temps nécessaire pour trouver des morceaux compatibles harmoniquement, voire d’établir des playlists de manière semi-automatisée. Mais on trouve aussi des outils d’assistance qui synchronisent automatiquement les morceaux sans qu’il soit utile d’intervenir à la main.

Et on peut pousser l’assistanat encore plus loin : via des séquenceurs modernes, comme Ableton Live, on peut traiter ses morceaux en amont, préparer une séquence de mix complète dans le confort de son appartement, et se contenter une fois sur scène de le rejouer en appuyant simplement sur PLAY en début de performance, tout en donnant le change au public en singeant d’aléatoires mouvements sur les potentiomètres. Clairement il ne s’agit plus de prendre du plaisir, juste quelques billets.

Quel DVS choisir ?

Traktor ProMême si je semble fustiger les assistances techniques dont ont pu bénéficier les DJ ces 15 dernières années, loin de moi l’idée de considérer qu’elles sont toutes à proscrire. La preuve : je mixe moi-même depuis un bon moment sur un setup DVS. Mais quelle solution choisir quand on veut se lancer ? Final Scratch, le soft pionnier du domaine (lancé en 2001 conjointement par Stanton et Native Instruments) ayant disparu des étals depuis 2005, il ne reste que deux gros poids lourds à considérer si vous souhaitez vous lancer sérieusement dans le monde merveilleux du deejaying : le Traktor de NI et le Serato DJ.

Les deux systèmes étant relativement similaires et dans une gamme de prix identique (autour des 200€), il est difficile d’en recommander un plus que l’autre. Tous les deux permettent de jouer des fichiers sons (MP3 ou WAV) depuis un laptop, via un contrôleur externe ou en passant par des vinyles ou CD timecodés. Hormis quelques menus détails, ce sont globalement les mêmes softs et ce qui guidera votre choix sera surtout une question d’affinité avec l’interface du logiciel. De manière générale, on considère souvent que Serato enterre la concurrence au niveau de sa gestion des librairies de musique, tandis que Traktor prend le dessus sur les outils dédiés à la performance « live » et à l’automatisation. Mais ces deux softs étant régulièrement mis à jour, il devient de plus en plus difficile de les distinguer au niveau des fonctionnalités, et au final, le choix de l’une ou l’autre solution sera avant tout affaire de goût.

Je ne serais pas complet sans mentionner quelques autres solutions DVS, moins connues, mais qui méritent également le coup d’œil (si les deux précédentes ne vous ont pas complètement convaincus ou que votre budget est plus serré) :

  • Deckadance, développé par Image Line, responsables du célèbre studio virtuel Fruity Loops (depuis rebaptisé FL Studio). Le soft a été récemment racheté par Gibson et devrait passer prochainement sous la bannière Stanton.
  • Virtual DJ, anciennement AtomixMP3, est un solide concurrent également, plusieurs fois primé à la WMC (la Winter Music Conference, sorte d’E3 de la musique électronique qui se tient à Miami chaque année).
  • Cross DVS, développé par les frenchies de Mixvibes, est sans doute le DVS offrant le rapport qualité/prix le plus avantageux pour quelqu’un qui souhaite débuter sans saigner sa CB.

Mixed in Key, de la triche ?

Mixed in KeyJe voulais terminer ce long papier sur l’univers du deejaying en mentionnant Mixed in Key, exemple parfait d’une assistance technique a priori bien utile, mais qui peut rapidement se transformer en vilaine béquille incitant à la paresse si l’on n’y prend pas garde.

Le principe du soft est particulièrement cool : vous lui balancez votre collection de MP3 et il se charge de vous calculer la « clé harmonique » qui correspond à chaque track. Grâce à cette clé, et à un accessoire baptisé « roue de Camelot », vous pourrez ensuite facilement trouver les autres morceaux avec lesquels celui que vous jouez est « compatible harmoniquement ».

En clair, ça vous permettra de gagner du temps pour trouver les bonnes pépites qui s’enchainent proprement en flattant nos cages à miel. Mais prenez garde toutefois aux mauvaises surprises : le soft est loin d’être parfait et se rate parfois sur ses prévisions. Sans compter qu’il risque, en cas d’abus, d’ôter toute spontanéité à votre mix. Laisser la machine choisir vos disques à votre place, c’est courir le risque d’y perdre son identité artistique, voire son âme. Oui, carrément.

We are the robots (air connu)

DJ Mad Skillz (LOLCat)Cela signifie-t-il que le temps des DJ est révolu ? Faut-il craindre qu’avec les récentes avancées technologiques, les machines finissent par prendre intégralement la relève, réduisant le DJ à agiter les bras sur scène pour tenter de valoriser tant bien que mal sa prestation ? Dans un article récent, le site Wunderground (l’équivalent du Gorafi pour la musique électronique), titrait avec humour : « Les DJ font désormais exprès de faire des erreurs pour prouver qu’ils sont authentiques« .

Sans aller jusqu’à cette extrémité, c’est probablement ce qui explique pourquoi certains DJ rechignent à passer au numérique et s’accrochent à leur vinyles: c’est une manière drastique de prouver qu’ils sont capables de produire un mix de qualité sans l’assistance de machines.

Aujourd’hui, alors que la technologie jette la suspicion sur ses réelles compétences, un artiste DJ peut difficilement se reposer sur son expertise technique. Reste l’essentiel : l’art de la sélection, le seul talent qu’un ordinateur ne peut encore émuler et qui différencie les bons DJ des mauvais. Et compter sur le public pour distinguer les avantages des vrais DJ sur les simulateurs. Après tout, le playback sur scène est plus courant qu’on ne croit, et il n’a jamais réussi à faire disparaitre les vrais concerts.


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