Kickstarter & co : comment slalomer entre les arnaques du crowdfunding

Les sirènes du financement participatif (crowdfunding en anglais) séduisent régulièrement les internautes depuis maintenant quelques années. Si ce système permet indéniablement la naissance de formidables projets qui n’auraient aucune chance sans l’aide du public, c’est loin d’être toujours rose ! Car on oublie souvent qu’on peut perdre son “investissement” au moindre pépin avec cette méthode. Jeu au budget sous-évalué, équipes sans aucune expérience de l’industrialisation / distribution d’un produit physique, voire purs escrocs : les échecs ne sont pas rares et pratiquement jamais remboursés… Voici quelques exemples pour vous apprendre à détecter les projets dignes de confiance et ceux qui sentent la pèche au gogo.

crowdfundingLe but n’est pas de vous livrer un guide – c’est évidemment impossible – mais, au travers de différents exemples, dresser une liste des indices qui doivent vous rassurer ou au contraire coller toutes vos alarmes anti-arnaque au rouge ! On va faire ça graduellement, des projets les plus sérieux aux trucs qui sentent tellement fort l’hameçonnage qu’il faut vraiment être joueur pour miser dessus. Rappelons au passage que quoi qu’il en soit, “supporter” un projet n’est pas comme acheter un produit commercial sur Amazon & co ! Le risque est toujours présent, puisque, par définition, personne n’a vu ou testé la version définitive du bidule qui vous fait rêver. Gardez toujours ça en tête avant de “miser” le moindre euro.

Peak Design – Everyday Messenger

Peak Design Team

Le meilleur indice possible ? Une présentation détaillée de l’équipe du projet, qui colle avec ce que vous pouvez trouver sur les réseaux comme Twitter / Linkedin !

Dans la série “un plan sans accroc”, le Kickstarter du Everyday Messenger est une référence. Peak Design est une boite déjà bien établie, avec une équipe solide, qui a déjà une bonne expérience de la production, du contrôle qualité avec les usines chinoises et un vrai service client. L’avantage d’un KS pour eux, c’est d’avoir une masse de cash pour lancer la production sans se mettre dans le rouge. On est loin des plans fumeux avec 2 potes qui ont “l’idée du siècle” pour un nouveau décapsuleur robotique en pleine soirée un peu trop arrosée ! Le produit est déjà terminé et très bien présenté sur le site, des préséries existent et tout est en place pour lancer la fabrication. Avec 17 029 backers, Peak Design s’est retrouvé avec pratiquement 5 millions de dollars pour lancer sa production. Confortable.

La suite ? Un sac qui tient toutes les promesses du KS (y compris pour les gens qui n’ont plus d’appareil photo, comme moi), livré dans les temps, avec un emballage et une doc parfaite. Pas vraiment une surprise quand on décrypte le KS quelques mois en amont : les gens de la société sont présentés, de nombreuses vidéos du produit sont dispos, la boite est saine (quand on se donne la peine de fouiller) et a déjà sorti des accessoires qui font un carton sur leur propre boutique en ligne. Du sérieux. Comparé à ces gens, commander sur Amazon est presque plus risqué ! Il faut juste de la patience, comme toujours avec le crowdfunding.

ThanoTech – K11 Bumper

L’idée de départ de ce projet est simple : Apple ne fait plus de bumper pour ses iPhone 6 / 6s et les gens regrettent cette protection efficace qui ne massacrait pas trop le look de leur smartphone. “Il y a un marché, engouffrons-nous dans la brèche !

K11 BumperLes fondateurs de ThanoTech ont juste oublié que si personne à ce moment ne fait de bumper pour l’iPhone 6, c’est que la forme du produit ne rend pas la tâche facile. Et pour avoir quelque chose de sexy qui reprend le look du téléphone, il va falloir mélanger deux matières (métal et composé plastique), garder des accès efficaces aux boutons ou encore penser à gérer des choses annexes comme la présence de protection d’écran ! Des problématiques pas toujours évidentes, sans parler du « léger pépin » du métal sur la protection, qui selon certains pourrait affecter la réception LTE. Se lancer dans la production, ça suppose assumer un certain contrôle qualité derrière, et ThanoTech va l’apprendre dans la douleur.

Les choses rassurantes dans ce projet : encore une fois, il était facile d’identifier les personnes derrière ThanoTech – c’est un point clé – et ils n’ont jamais rien caché. Un retard ? Le problème était expliqué, photos à l’appui. Un doute sur un choix cosmétique ? Ils demandaient l’avis de la communauté. Une communication exemplaire pré et post-KS qui a leur a permis d’éviter beaucoup de mauvais retours malgré les retards et les imperfections du produit livré.

Le produit définitif présente en effet quelques soucis de finition ou de conception mais rien de dramatique. Avec une somme assez faible (173 820 dollars via 4 686 backers), Kickstarter permet donc la naissance d’une véritable société d’accessoires. Pour moi, c’est l’exemple typique du “bon” KS, qui remplit ici parfaitement sa mission : donner les moyens d’exister à une nouvelle société, portée par des bosseurs avec des projets réalistes. Les backers ont le sentiment d’avoir accompagné cette aventure, d’avoir participé à quelque chose d’intéressant. Sauf ceux qui s’étonnent de ne pas pouvoir retourner le produit pour différentes raisons, et qui n’ont définitivement pas pigé le rôle du financement participatif et les risques qui y sont associés !

Sano Creative Design Lab – Apex Revolution

Apex Stand 1On rentre enfin dans les projets “rigolos”. Sano est l’exemple type du ratage à tous les niveaux. Par manque d’expérience ou mauvaise volonté ? Impossible de le savoir, ils n’ont répondu à aucun de mes mails, ce qui n’est jamais vraiment bon signe… Piloté par un designer dont on ne connaitra jamais le nom, ce projet de stand pour ordinateur portable va se heurter – d’après Sano – à de multiples problèmes de productions (toujours de la faute des usines, jamais la leur). Je pensais même qu’on ne verrait jamais le produit dans notre boite aux lettres. Pour moi, Sano allait disparaitre dans la nature avec les 417 515 dollars piqués à 4 932 backers. Mais non, le stand est arrivé la semaine dernière chez de nombreux clients (moi y compris), sans prévenir.

Aucune communication de la part de Sano, aucun numéro de tracking pour le paquet (très mal protégé), bref, la grande classe. Le produit final est moins horrible qu’anticipé, mais reste à des années-lumière du “World’s Best Laptop Standannoncé fièrement sur la page du KS ! La chose la plus réussie ? Le packaging ! En revanche, exploiter le “dock” pour smarthphone avec un portable au-dessus est totalement illusoire vu la taille du bidule. Je l’ai recyclé pour mon iPad du coup, mais ce stand est l’exemple typique du produit réalisé par des amateurs, avec zéro notion des problématiques de production. Quand en plus ce sont des handicapés de la communication, le résultat est catastrophique !

Si vous voulez rire, il ne faut pas rater la page des commentaires : les insultes pleuvent, tout comme les demandes de remboursement (illusoires sur KS, je le rappelle). Un énervement compréhensible vu les six mois de retard sur les dates promises. En prime, beaucoup de backers ont déménagé et il est impossible de contacter Sano ne serait-ce que pour donner une nouvelle adresse ! La palme du meilleur commentaire revient à une Australienne, qui prend avec un certain flegme les points de suture provoqués par la chute du stand sur son pied…

En fait, je suis réellement surpris d’avoir reçu l’Apex, car Sano a tous les symptômes de la société fantôme : enregistrée en juillet 2015, juste avant le KS, elle est en fait domiciliée à une adresse différente de celle indiquée sur le site Web. Et l’adresse officielle semble être celle d’une maison (dans l’Idaho), d’un certain Donald R. Wilder (32 ans), qui est également listé comme proprio d’une autre boite qui semble n’avoir rien à voir avec le secteur (Wilder Homes, Inc.). Un troisième business (River City Hospice) est même listé à cette adresse, au nom d’une certaine Donna J. Wilder. Ça commence à faire beaucoup. Cerise sur le gâteau, ils sont derrière deux nouveaux KS, en ayant pris soin de modifier un poil le nom de la société en Sano Design Lab, pour ne pas se faire repérer trop facilement par ceux qui connaissent déjà leur passif. Peine perdue, un projet a été incapable d’atteindre son objectif, et l’autre a été annulé. Vu les projets en question, rien de surprenant…

Apex Stand 2

Pendant que les backers attendaient leur livraison, l’Apex était déjà en vente sur certains sites chinois.

Point commun dans tous ces trucs fumeux ? Aucune personne identifiée, pas un mot sur QUI est vraiment derrière tout ça et l’absence totale de notion d’équipe. Une ou deux personnes pour gérer ce genre de projet, ce n’est jamais bon signe. Et quand aucun nom n’est cité, c’est pire. Méfiance à chaque fois que ça arrive, et regardez si la boite a un passif. Vérifiez qu’ils communiquent avec les premiers backers… Ce n’est pas toujours une garantie suffisante comme on va le voir après, mais ça permet déjà un bon tri !

Ryan Grepper – Coolest Cooler

coolest coolerUn des pires projets de Kickstarter. Une histoire magnifique qui débute en 2014 et n’est toujours pas terminée. Ici pas de société-écran, Ryan Grepper demandait 50 000 dollars pour sa glacière / blender / haut-parleur pour réussir le pique-nique parfait. 62 642 backers ont pensé faire une bonne affaire après un passage TV aux États-Unis, et ce bon Ryan s’est retrouvé avec 13 millions de dollars en banque ! Depuis, non seulement 66% des backers ne sont toujours pas livrés, mais le produit est en vente sur Amazon ! Et Ryan demande 97 dollars en plus pour livrer les produits manquant “vers juillet”, et ceux qui refuseront devront attendre. Combien de temps ? Ryan ne sait pas. On hésite entre escroc, incompétent et génie pour définir le bonhomme, qui cherche à lever 15 millions (de plus) pour sauver sa boite, sachant qu’un tiers de cette somme servirait à financer la production des produits déjà commandés. J’en connais un qui ne sait pas se servir d’Excel, ou qui a de très bons plans pour faire disparaitre les dollars… Je penche pour la première solution : quand on voit que la bestiole est à 400 dollars sur Amazon contre 165 à 185 dollars pour plus de 50 000 backers, j’ai tendance à penser qu’il s’est vautré sur le prix de fabrication de sa poule aux œufs d’or !

L’indice pour ne pas foncer tête baissée dans ce genre de traquenard ? On est dans le cas contraire du piège « à la Sano » dont je parlais précédemment : un seul mec à la tête du truc, pas de société, aucune notion d’équipe (again) et donc de “qui fait quoi”. Là où Sano joue l’esbroufe du “studio de design”, ici c’est le manque d’infos concrètes sur la réalisation du produit qui doit éveiller les soupçons.

Cloud Imperium Games – Star Citizen

Chris Roberts Bong

Difficile de parler de Kickstarter sans parler de Star Citizen. Désolé ! Mais pas de panique, ça ne traumatise pas ce bon Chris Roberts.

2,1 millions de dollars levés sur Kickstarter en 2012, plus de 100 millions récupérés via leur boutique en ligne depuis, en vendant du vent et des promesses. Je ne voulais pas parler de JV dans ce dossier pour me concentrer sur les produits physiques, mais impossible de passer sous silence le cas Star Citizen, au moins pour rappeler ce qui coince. Pour le reste, lisez plutôt Canard PC, car il y a effectivement largement de quoi faire un dossier rien que sur son cas. Depuis la sortie de ce numéro de CPC, j’ai du reste récupéré assez d’infos pour être persuadé que Roberts n’a aucun intérêt à sortir son jeu. Du tout. Il peut continuer à vendre du rêve à quelques milliers de passionnés pendant encore quelques années, sans forcer. Des fans qui en plus le défendent quand on ose critiquer le projet, argumentant qu’il est normal qu’un titre de cette ampleur demande du temps. Ultra pratique, ce phénomène d’amnésie ! Parce que bizarrement, ce n’est pas du tout le projet financé en 2012 et qui devait sortir en 2014 ! Mais, là encore, certains préfèrent penser que c’est normal, que l’ont devrait être reconnaissant que SC soit maintenant un projet pharaonique. Soit.

Le premier vrai test pour Cloud Imperium sera de voir s’ils sont capables de sortir la campagne solo, Squadron 42, en 2016. Si c’est le cas et que le titre est à la hauteur, ça sera déjà une bonne surprise. Mais je me demande surtout si les fans vont réaliser que pour le moment, Star Citizen et sa partie « MMO de l’espace » sont incapables de gérer plus de 24 joueurs par « zone ». Et encore, pas tout le temps. Le dernier MMO qui a connu ce problème s’appelait Mythica. Sa page Wikipedia oublie de mentionner qu’une des raisons de l’abandon du projet par Microsoft, c’était le nombre dérisoire de joueurs gérés par serveur…

star citizen

Prochaine excuse de retard : la gestion de la VR. Qui parie ?

Pour cet exemple de Kickstarter, vous pouvez oublier les tips précédents, on sait tous pourquoi il a fonctionné, malgré les doutes de beaucoup de joueurs : le nom de Chris Roberts et la nostalgie de Wing Commander ont suffi. Au point où nous en sommes, si Squadron 42 est potable, mes 35 dollars de 2012 seront vaguement rentabilisés. Quant à Star Citizen, s’il sort avant 2018, je serais presque étonné ! En attendant, Elite Dangerous est là, et s’améliore à chaque update. Comme quoi certains KS de jeu vidéo sont plus fiables que d’autres…

Triton : arnaquer, c’est un métier

Triton 2Le cas du Triton est différent de tous les autres projets présentés ici : son crowdfunding n’est pas terminé ! Et, fait rarissime, il a été « reset », après avoir dépassé les 900 000 dollars. Mais pas annulé ! Comme pour Star Citizen, le projet initial a fait rêver les foules : un système qui permet de respirer sous l’eau, jusqu’à 14 mètres ? Sans bouteille ? Comme dans Batman ou James Bond ? J’en veux ! Inutile de dire que pas grand monde n’a pris le temps de vérifier qui était derrière la boite. Un « designer coréen », un « génie du marketing », un « entrepreneur » et… c’est tout. Pas d’ingénieur, encore moins d’experts sur les techs sous-marines, etc. Il aura fallu quelques articles sur le Net et un paquet de mails au service de presse d’Indiegogo pour que les équipes de ce dernier demandent des précisions aux créateurs du projet. Car les experts sont formels : le Triton « v1 », c’est de la science-fiction.

Triton 1Et c’était effectivement totalement fake ! Mais plutôt que d’être annulée, la campagne a donc été « rebootée ». On découvre que le bidule n’est pas autonome, et que tout ça est bien moins magique que prévu (ce qui provoquera d’autres articles, sur MailOnline et International Business Time par exemple). L’équipe derrière le Triton argumente qu’ils ont fait ça pour protéger leur secret industriel. Excuse qui serait vaguement acceptable s’ils n’avaient pas totalement menti dans la première version de ces « branchies artificielles ». Le plus drôle, c’est que cette v2 reste totalement bidon ! Cette histoire d’oxygène liquide étant aussi peu crédible que le « filtrage » de la V1 (cf. la page du Triton). La chance des petits malins derrière ce projet, c’est que les gens n’apprennent pas. Sur les 50 000 dollars demandés – ce qui semble en plus assez bas vu l’ampleur du chantier – ils sont déjà remontés à 385 000 dollars. Est-ce que quelqu’un a vérifié l’identité des auteurs ? Impossible de le savoir, Indiegogo botte en touche quand on leur pose la question. Le service de presse m’a juste linké la FAQ quand j’ai demandé des précisions, ce qui, bizarrement, ne m’a pas rassuré sur le sérieux de leurs procédures de validation de projet… J’ai l’impression qu’ils veulent surtout leur part du gâteau, qu’il soit réel ou en plastique ! C’est la beauté du crowdfunding : personne n’est responsable. Vous n’avez rien eu en échange de votre argent ? C’est normal, vous n’achetez rien, vous investissez dans un projet en échange de la promesse d’une « récompense » si tout se passe bien. Ce n’est pas pour rien si Kickstarter parle de « rewards » en fonction des sommes promises !

En 2016, avec une imprimante 3D et un smartphone, on peut faire une vidéo de « produit révolutionnaire » avec du vent. Parfois, on n’a même pas besoin de se donner trop de mal pour monter une arnaque. Sans crier à l’escroquerie à chaque fois, des projets largement financés meurent de façon suspecte tous les ans. Il est donc indispensable de rester méfiant devant toute campagne un peu trop sexy pour être honnête. Pensez à toujours vérifier les commentaires, faire une recherche sur le Net pour réunir un maximum d’informations sur la société concernée et ses fondateurs. On a parfois des surprises, surtout quand on ne trouve rien, ce qui est rarement bon signe. Et quand le seul contact possible est une adresse Gmail, fuyez… Les arnaqueurs, eux, ont bien pigé le système : vendre un fantasme suffisamment bien emballé pour être crédible, et disparaitre avec la mise. Il parait que ce n’est pas trop compliqué quand on connait un peu le Panama. Rappelez-vous : vous ne pouvez jamais être certain qu’un projet arrivera jusqu’à vous dans les temps, et sera conforme à ce que vous imaginez, à ce que vous espérez. Il faut accepter les règles du jeu, ou ne jamais miser. Heureusement, pour ne jamais oublier qu’un fiasco monumental est possible, il y a un moyen mnémotechnique imparable, un mot magique à graver dans votre mémoire : Ouya.

 


Note : cet article est l’équivalent de 6 à 7 pages de magazine. Il n’est possible de rédiger des papiers de cette taille que grâce à nos soutiens Paypal, mais surtout à nos patrons. Oui, on sait, c’est pas le bon terme. Mais nous, ça nous fait rire. Et quand on reçoit des sous aussi, d’ailleurs. Du coup, merci à vous, qui mettez la main à la poche pour nous inciter à bien bosser ! Et si vous n’avez pas encore franchi le pas, pensez à soutenir Geekzone pour que nous puissions augmenter la cadence !

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