Live Aid 1985 : le concert de la démesure

On l’a qualifié de « concert du siècle », mais aussi de délire mégalomaniaque : trente ans plus tard, le Live Aid de 1985 reste sans conteste l’un des événements les plus marquants de l’histoire de la musique. Plus de 70 artistes dispersés entre deux stades gigantesques, l’un à Londres, l’autre à Philadelphie, un show marathon de 16 heures, des moments magiques et des flops monstrueux, il résume à lui seul l’excentricité et la décadence des années 80, occultant un peu malgré lui la bonne cause qu’il voulait servir.

Live Aid 1985C’était un samedi, le 13 juillet 1985. Ce jour-là, le vice-président des États-Unis, un certain George H.W. Bush, chopait les clés de la Maison Blanche pendant que le vénérable Ronald Reagan passait sur le billard. Mais ce n’est pas ce que le monde retiendra de cette date particulière.

J’avais 13 ans à l’époque, et je me souviens avoir attendu ce samedi béni de pied ferme, pendant plusieurs semaines. Il faut dire qu’alors, on ne parlait quasi que de ça sur toutes les ondes radio et télé. Le concert du siècle ! Plusieurs dizaines d’artistes ! En duplex live entre Londres et Philadelphie ! Du caviar pour l’adolescent amoureux de musique que j’étais… Et le point culminant de plusieurs mois de dur labeur pour Bob Geldof et Midge Ure, les instigateurs de ce projet complètement cinglé.

Last Christmas

Tout commence fin décembre 1984. L’Éthiopie est alors en proie depuis plusieurs mois à une terrible famine, une catastrophe qui secoue l’opinion publique à travers le monde. Devant sa télé, Bob Geldof, le leader du groupe de new wave The Boomtown Rats se dit qu’il ferait bien quelque chose de concret pour filer un coup de main à ces populations en détresse.

Après un coup de fil un peu fortuit avec Midge Ure, frontman d’Ultravox (une autre formation populaire de new wave de l’époque), les deux hommes concluent qu’il est temps d’agir et décident de se voir autour d’un café pour discuter ensemble d’un plan d’action. Rapidement, ils s’entendent sur la solution la plus efficace pour récolter aisément des fonds : sortir un disque caritatif.

Quelques coups de fil plus tard, Geldof et Ure réunissent une belle brochette de stars autour du micro, baptisent le combo « Band Aid » (un jeu de mots sur sparadrap en anglais) et enregistrent Do They Know It’s Christmas. Le lendemain, l’ami Bob est sur la BBC pour présenter son bébé, et assurer que chaque centime récolté servira à nourrir les populations affamées. Le titre devient rapidement un tube (certifié platine au Royaume-Uni, or aux US), non sans une certaine aura de controverse

Nous sommes le monde

Déjà à l’époque de ce « single pour la bonne cause », bien avant la folie des grandeurs du Live Aid, les ambitions de Bob Geldof et des artistes qui l’accompagnent sont sujettes à caution. On les taxe principalement d’avoir une vision très occidentale du problème africain, d’être naïfs et condescendants, en gros de faire dans le gros stéréotype qui tache pour satisfaire avant tout leurs egos.

Ça n’empêche pas le titre de gravir les échelons des hit-parades, et de susciter des vocations. Aux États-Unis, Michael Jackson et Lionel Richie transposent avec succès l’expérience britannique, en composant We Are The World et en invitant tous leurs potes à chanter dessus. Là aussi, le tube est instantané. Et tout le monde y gagne : d’un côté, on aide une bonne cause ; de l’autre, on lustre son blason d’artiste engagé et on vend plus de disques. Win-win.

Du coup, Geldof et Ure se disent qu’ils ne devraient sans doute pas s’arrêter en si bon chemin, et sous l’impulsion de Boy George qui leur souffle l’idée, décident de passer à la vitesse supérieure : « si vous avez réussi à réunir tout le gratin du showbiz musical sur un disque, leur explique le chanteur de Culture Club, vous pouvez probablement faire pareil dans un stade. » Pas pour les abattre, hein, mais pour qu’ils chantent tous ensemble main dans la main pour sauver les petits Africains qui ont faim.

Les dieux du stade

Le projet, baptisé Live Aid (en rappel au nom du groupe), est ambitieux, voire complètement démesuré : réunir sur deux scènes distantes de près de 6000 bornes les plus grands artistes du moment, pour un gigantesque show de 16 heures, réparti entre le stade de Wembley à Londres, Angleterre, et le JFK Stadium de Philadelphie, États-Unis.

« Le spectacle devra être aussi grand qu’humainement possible. Ça n’a pas de sens d’avoir 5000 fans qui se pointent à Wembley; il faut qu’on lie Wembley au Madison Square Garden, et diffuser l’intégralité du show sur toutes les télés du monde. […] De cette manière, on pourrait mettre sur scène de nombreux groupes, et les ventes des droits télé, des billets et du reste pourraient réunir une grosse somme d’argent. Ce n’est pas une idée impossible, et certainement une idée qui mérite d’être explorée. » (Bob Geldof, s’exprimant dans Melody Maker en janvier 1985)

Bob Geldof

Bob Geldof, quelques mois après l’événement, accusant toujours une manifeste gueule de bois.

Un casse-tête organisationnel et logistique complètement délirant, toujours sur fond de critiques acerbes de la part des opposants à cette grande débauche de générosité qu’ils jugent hypocrite et mal placée.

Parmi ceux-ci, deux noms plutôt importants : Michael Jackson et Stevie Wonder, qui non seulement refusent formellement de participer à l’événement, mais menacent dans la foulée d’appeler à son boycott. Leur grief : la proportion maigrichonne d’artistes noirs dans les rangs des élus. Et ils n’ont pas vraiment tort. En allant plus loin, on peut même s’étonner de constater que pour un concert qui prétend mettre un coup de projecteur sur la malheureuse Afrique, il est pour le moins curieux de ne voir aucun nom d’artistes locaux à l’affiche.

Un samedi soir sur Terre

Mais comme pour le 45 tours de décembre 84, malgré les voix qui s’élèvent pour critiquer l’entreprise, la locomotive Live Aid est en marche, et plus rien ne semble pouvoir l’arrêter. Le projet emballe, et en amont du grand soir, les idées les plus folles sont lancées : on envisage un moment de faire chanter David Bowie et Mick Jagger en duo, l’un à Wembley, l’autre aux US, avant de finalement abandonner devant l’impossibilité technique de synchroniser leurs performances (n’oublions pas qu’on est en 1985 et que Skype ou le haut-débit ne sont encore que de lointains présages).

Malgré tout, et même avec l’abandon de ce potentiel coup d’éclat technique, le Live Aid reste un chantier logistique sans précédent. Non seulement en amont, pour réussir à booker les artistes voulus (consultez à ce propos l’excellente liste des « grands absents »), mais également pendant le déroulement du concert, où il faut enchaîner les mini-performances de 20 minutes chacune, sans se planter.

Les festivités débutent à midi pile, heure de Wembley, et dureront en tout et pour tout 16 heures. Une longue journée durant laquelle les organisateurs vont alterner entre les deux scènes distantes pour assurer un spectacle continu. Non sans quelques heurts, forcément.

Le plus célèbre (hormis la performance de Led Zeppelin dont on va parler dans quelques paragraphes) étant sans conteste la panne de micro dont fut victime le malheureux Paul McCartney, pendant les deux premières minutes de sa reprise au piano de Let It Be. Un « couac » qui obligera Geldof, David Bowie, Alison Moyet et Pete Townshend à lâcher leurs bières et sortir des coulisses pour venir lui prêter main forte, transformant ainsi une performance solitaire chaotique en chouette moment de communion. Au final, un accident plutôt heureux…

Certes, Bob Dylan en profitera pour grogner sur le fait qu’on devrait peut-être s’occuper d’abord des fermiers US, ce qui aura le don d’agacer Geldof, mais globalement tout le monde jouera le jeu. Phil Collins pour sa part, fidèle à sa réputation d’égomane, choisit de participer aux deux concerts. Et pour y parvenir, il quittera Wembley en Concorde, pour rejoindre ses potes à Philadelphie quelques heures et quelques tonnes de kérosène plus tard. Oui, vous avez bien lu : en pleine manifestation caritative, le chanteur de Genesis se paie un vol supersonique pour s’octroyer l’ubiquité. Prenez ça dans les dents, les petits africains avec vos considérations basique du tiers-monde.

Avouez qu’aujourd’hui, avec la conscience écologique acquise ces dernières décennies (ou même du bon sens, tout simplement), un truc pareil ne passerait plus du tout. Une telle débauche d’argent alors qu’on est en pleine collecte pour les plus démunis, on est au-delà de la gaffe. Curieusement, le karma rattrapera Phil quelques minutes plus tard, lorsqu’il a participera à l’une des performances les plus catastrophiques de ce grand show : la très attendue reformation de Led Zeppelin

Crash de zeppelin


Dire qu’on attendait avec impatience ce premier retour sur scène de la formation britannique depuis la mort de leur batteur en 1980 serait bien en deçà de la vérité. C’était un peu le « gros coup » de Geldof pour ce Live Aid, et tout le matos promo en amont de l’événement avait d’ailleurs largement insisté dessus. Malheureusement pour tout le monde, artistes et public compris, la tant attendue réunion a rapidement tourné au calvaire.

Tout part d’un gros malentendu entre Robert Plant, chanteur de Led Zeppelin, et Phil Collins, lorsqu’ils se croisent quelques mois avant le Live Aid. Les deux hommes se connaissent bien, Collins a joué des drums sur les deux premiers albums solo du leader de Led Zep, et quand Plant apprend que son pote batteur est invité au grand messe de Geldof, il lui demande s’il veut en profiter pour refaire un petit truc ensemble. Collins accepte, sans savoir que ce « petit truc » va se transformer dans son dos en grosses retrouvailles de la mythique formation rock.

À peine débarqué de son Concorde, Collins déboule sur la scène du JFK Stadium et comprend assez vite ce qui est en train de se passer. Trop tard pour faire marche arrière ! La suite, on la connaît : entre un Robert Plant à la voix éreintée, la guitare désaccordée de Jimmy Page, et un Phil Collins qui se démène pour ne pas faire tache (sans succès), le show est calamiteux, à tel point que le groupe demandera à ce qu’il ne figure jamais sur aucune compilation de l’événement.

« Robert m’avait dit que Phil Collins voulait jouer avec nous. Je lui avais répondu OK s’il connaît les morceaux. Mais au final, il ne connaissait rien. On a joué ‘Whole Lotta Love’, et il était juste là à tambouriner sans trop savoir ce qu’il faisait, en grimaçant. J’ai pensé que c’était une blague. » (Jimmy Page dans une interview accordée à The Scotsman en juillet 2007).

« C’est le meilleur jour de ma vie ! »

Heureusement, le Live Aid, ce ne sont pas que des incidents et de mauvais souvenirs. Bien au contraire. Si l’on ne s’intéresse qu’à l’aspect artistique du spectacle, les moments riches furent légion. Allez, même si je ne suis pas fan de l’exercice, je me dis qu’un petit « top » sera sans doute la meilleure manière de vous présenter ma sélection personnelle d’incontournables de ces 16 heures de live.

Consécration

Ce n’est pas tant la performance des Boomtown Rats, le groupe de Bob Geldof, qu’on retiendra, mais surtout la fin de ce I Don’t Like Mondays où « Mister Live Aid » lâche un très honnête « I just realised today’s the best day of my life » (« Je viens juste de réaliser qu’aujourd’hui était le meilleur jour de ma vie »). Et on le comprend ! Voir se concrétiser un projet aussi fou, envers et contre tout (y compris les nombreuses critiques) doit avoir quelque chose de hautement jouissif. Un moment « achievement unlocked » à n’en pas douter. Et rien qu’à ce titre, il méritait de figurer dans mon classement.

Roxy Floyd

Bryan Ferry reprenant Jealous Guy de Roxy Music, accompagné par David Gilmour des Pink Floyd à la guitare, c’est un moment qu’on n’oublie pas. Sobre, posé, ce duo impromptu fut l’une des nombreuses rencontres artistiques du Live Aid empruntes de magie.

Pro Bono

La performance de U2 à ce Live Aid de 1985 est sans aucun doute le moment qui a définitivement propulsé le groupe sur le devant de la scène internationale. Il faut dire que cette version de 12 minutes de Bad a tous les apparats d’un instant culte : un riff de basse hypnotique et infernal d’Adam Clayton, une descente dans le public de Bono, un énorme egotrip où il sauve une fan de l’asphyxie pour finir en dansant un slow avec elle, tous les éléments sont réunis pour faire de ce moment un tournant dans la carrière du groupe. Et ça ne va pas louper ! Aujourd’hui encore, j’en ai la chair de poule en le revoyant…

Les sultans du swing

Oui, je sais, c’est la même version de plus de 10 minutes qu’ils jouent dans TOUS leurs lives, avec ce long break de fou en plein milieu. Mais cette édition Live Aid a quelque chose de plus que n’ont pas les autres : l’aura toute particulière de l’événement. Cadeau bonus : Knopffler sourit (si si) et se laisse même aller à quelques petits pas de danse, ce qui est plutôt d’une occurrence rare. He can play the honky tonk like anything…

Le roi Queen

S’il y a bien un point sur lequel s’accordent tous les chroniqueurs de l’événement, d’hier et d’aujourd’hui, c’est que Queen a sans l’ombre d’un doute volé la vedette à tous ses petits camarades. Un show parfait, un Freddie Mercury au sommet de son art, le tout dans une atmosphère électrique amplifiée par la portée de ce concert hors norme. Perso, même en étant pas fan fini du groupe, je me le repasserais sans fin. Tu nous manques, Freddie.

Let’s Dance!

2016 nous l’a enlevé pour toujours, mais il nous restera heureusement cette magnifique apparition du merveilleux David Bowie sur la scène du Live Aid en 1985. Une prestation propre mais efficace du regretté chanteur, se terminant sur un Heroes de grande facture. Lui aussi, il va nous manquer.

Like a virgin

J’ai beau ne plus être un grand fan des productions de la mère Ciccone depuis belle lurette, je me souviens avoir pas mal remué du popotin sur ses tubes des années 80. En 1985, au moment du Live Aid, Madonna n’était encore qu’une jeune star montante, tout juste auréolée de deux premiers albums à succès. Mais elle inonde déjà la scène de son talent. Et puis, cette introduction absurde de Bette Middler vaut son pesant de cacahuètes aussi !

Eighties et décadence

Deux continents, deux stades, 16 heures de concert, plus de 70 artistes, 172.000 personnes sur place, une diffusion dans 150 pays, près de deux milliards de téléspectateurs, l’événement qu’on a baptisé le « Global Jukebox » reste un moment phare de l’histoire du show-business. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, d’ailleurs.

La principale polémique, initiée par le magazine Spin en 1986, tourne autour de la gestion des fonds récoltés. Selon une enquête de la BBC, une partie des montants levés par le Live Aid auraient été détournés par le dictateur éthiopien Mengistu Haile Mariam pour financer son armée. Pas exactement ce que Geldof et sa bande avaient en tête. Et même si ce dernier a vivement contesté les faits, le doute plane encore aujourd’hui sur les résultats concrets de cette belle envolée caritative qui aura tout de même réuni la bagatelle de 150 millions de livres (environ 175 millions d’euros).

Toute politique mise à part, l’événement reste sans conteste un témoignage pertinent de la surenchère propre aux années 80. Ce « uber concert » décadent continue de passionner, plus de trente ans après les faits. J’en veux pour preuve les ersatz qui ont tenté de reproduire l’expérience depuis (comme Live 8 ou Les Enfoirés chez nous), ou les milliers de mélomanes qui traquent encore aujourd’hui les enregistrements intégraux du show. Aux dernières nouvelles, il en manquerait toujours environ 5%, et la tâche s’avère ardue vu que Geldof a ordonné à la chaîne ABC, responsable du broadcast US, de détruire ses copies.

On trouve heureusement un gros récapitulatif de 10h en DVD, disponible chez Amazon en zone 1, pour ceux qui voudraient découvrir (ou revivre) ce moment « over the top » de l’histoire de la musique.

Faites-moi confiance : vous ne trouverez pas meilleur voyage au cœur des eighties.


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