Tennis For Two : quand Higinbotham inventa le jeu vidéo

Considéré par beaucoup comme le premier jeu vidéo, Tennis For Two revêt à la fois un caractère mythique et anecdotique. Mythique, parce qu’il s’agit indéniablement d’un moment charnière dans l’histoire du “gaming”, le point d’origine d’une des plus grosses industries de divertissement contemporaines; anecdotique, parce qu’à la base, son inventeur cherchait juste à rendre les expositions scientifiques de son labo plus interactives et moins statiques. Loin de lui l’idée d’inventer un nouveau genre de loisir qui allait marquer d’une empreinte pixelisée les générations à venir.

En 1958, William Higinbotham va sur ses 48 ans, et peut déjà se revendiquer d’être un physicien de renom. À son palmarès, on peut notamment épingler sa participation à la confection des circuits électroniques de la toute première bombe atomique, dans les années 40. Une contribution importante, mais qui lui entaillera quelque peu la conscience. Des regrets qui l’amèneront à rejoindre le rang des fervents opposants à la prolifération nucléaire, quelques années après les drames d’Hiroshima et de Nagasaki.

Higinbotham

William Higinbotham, « le grand-père des jeux vidéo ».

Mais en 58, alors qu’il officie comme responsable du département instrumentation du Brookhaven National Laboratory d’Upton, à New York, Higinbotham réfléchit à une idée originale qui pourrait rendre les journées publiques annuelles un peu moins ennuyeuses. Jusqu’alors, les hardis visiteurs qui s’aventuraient dans les différents stands présentés lors de la manifestation devaient se contenter d’un dispositif peu engageant, proposant juste d’observer les différents appareils du laboratoire, accompagnés de panneaux descriptifs pas vraiment sexy expliquant leur fonction.

En parcourant la documentation d’un des ordinateurs analogiques dont il dispose, le Donner Model 30, Higinbotham tombe sur un chapitre intéressant explicitant comment utiliser l’appareil pour simuler des trajectoires balistiques impliquant une résistance du vent. Rapidement, à la lecture de ce passage particulier, une idée germe dans son cerveau hyperactif qu’il partage immédiatement à ses collègues :

Mais dites donc, les gars (*NDLR : je paraphrase*) avec ces chouettes fonctionnalités intégrées, on pourrait carrément programmer une simulation de tennis interactive, un petit jeu auquel pourraient prendre part deux personnes !

Convaincu qu’il tient là l’idée géniale qui va transformer les soporifiques expos en événement dont tout le monde se souviendra, il se met immédiatement à la tâche. En deux heures à peine, il jette les bases du projet et quelques jours plus tard, il présente un premier schéma technique de l’engin. Il en confie la réalisation à l’un des ingénieurs, Robert V. Dvorak, qui se chargera de construire l’appareil. Trois semaines plus tard, le premier jeu vidéo est né…

Rapidement, Computer Tennis (c’était son petit nom avant de devenir Tennis For Two) conquiert tout le staff du labo, qui se relaie avec enthousiasme derrière l’écran d’oscilloscope reconfiguré pour afficher une représentation somme toute très sommaire d’un court virtuel vu de côté (en gros : une ligne horizontale pour le sol, une plus petite verticale au centre pour le filet, et un point lumineux mobile suivi d’une légère traînée pour la balle). Dans les mains de ces “néo-gamers”, un pad pour le moins archaïque, composé d’un potentiomètre pour assigner un angle à la balle, ainsi que d’un bouton pour la frapper.

Une recréation contemporaine du pad original. Ah c’est sûr, comparé à nos manettes de Xboites, ça fait très « roots ».

Cette “borne d’arcade” a beau être rudimentaire, elle rencontre néanmoins un gros succès auprès du public, qui ne rechigne pas à faire la file pendant des heures pour pouvoir s’y essayer. À tel point que, l’année suivante, Higinbotham décide d’en présenter une version “améliorée”, proposant un écran plus large et un simulateur de gravité, pour taper la balle sur Mars ou Jupiter.

Et là, on pourrait se dire : c’est le début de la fortune pour notre ami physicien, la joie du brevet et d’une rente financière confortable. Sauf que pas du tout. Après l’expo de 59, l’appareil est démantelé, rangé dans un entrepôt… et oublié de tous.

Tennis For Two

Oui, c’était bien avant les cartes 3D en SLI…

Interrogé plus tard sur le sujet, Higinbotham expliquera qu’il n’avait jamais eu l’intention de faire breveter son invention, conscient que le fruit d’une éventuelle déclinaison commerciale de son bébé irait directement dans les poches du gouvernement, plutôt que dans les siennes. Il estimait aussi n’avoir rien inventé, s’étant à ses yeux contenté d’exploiter des routines déjà existantes. À choisir, l’homme déclarait même préférer qu’on se souvienne de lui non pas comme du “grand-père des jeux vidéo” (un titre que lui avait décerné le rédacteur en chef de Creative Computing), mais plutôt pour son action en tant que leader du mouvement contre la prolifération nucléaire. Un mec bien, quoi.

Après avoir fait la joie des visiteurs de Brookhaven pendant deux ans, Tennis For Two va donc complètement disparaître de la circulation, pour ne refaire surface qu’au début des années 80, quand Higinbotham se retrouvera à la barre des témoins du grand procès qui opposera notamment la société Magnavox (créateur de la console Odyssey) à Atari, au sujet de la paternité du concept de “jeux vidéo”. On reparlera à cette occasion de sa fameuse machine, ce qui relancera une vague d’intérêt dans la presse, notamment spécialisée, et une première redécouverte de cet ancêtre par un plus large public.

Tennis For Two

L’un des schémas électriques originaux de Tennis For Two.

Depuis, de nombreux mordus tentent régulièrement de recréer l’invention originale d’Higginbotham, mais sans accès à la machine (en pièces on ne sait trop où), ni même à l’intégralité des schémas ayant servi au design de la première version, l’exercice s’est avéré jusqu’ici insoluble. Les expériences tentées en 1997, 2008 ou 2015 par différentes teams d’ingénieurs geeks ont au mieux réussi à “approcher” leur modèle.

Mais comme le soulignait l’historien du jeu vidéo Raiford Guins dans les colonnes de Gamasutra, lorsque l’un de ces récents clones a rejoint la galerie du musée ludique new-yorkais The Strong, “ça n’en demeure pas moins un ajout de valeur […], parce qu’il va permettre, entre autres, au public d’avoir une idée de ce qu’était le tout premier ordinateur de jeu dédié exclusivement au loisir”. Une occasion donc de revivre une expérience si pas identique, au moins similaire au “jouet” de 1958.

Pour en savoir plus sur le sujet, je vous invite à consulter l’excellente chronique du site officiel du Brookhaven National Laboratory, qui couvre dans les largeurs la genèse de l’invention originale.

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