Musique : l’histoire méconnue des « trackers »

Qu’on se rassure : malgré le climat politique actuel, on ne va pas parler de surveillance par la NSA ou de toute autre source potentielle de paranoïa. Non, il s’agit ici de vous tirer le portrait des « music trackers », ces logiciels apparus dans les années 90 et qui ont, dans l’ombre, contribué de manière significative à l’Histoire de la musique électronique. D’Aphex Twin à Deadmau5, en passant par James Holden ou encore Tim Wright (alias CoLD SToRAGE), ils ont tous commencé par là…

Fast Tracker II

Il est un fait que beaucoup ignorent sans doute, mais malgré leurs interfaces austères, et une UX à mille lieues des DAW modernes, les trackers ont réussi à séduire de grands noms de la scène électronique. Même votre humble serviteur, après une courte période peu convaincante de Sequencer Plus Gold sur une modeste Adlib, a découvert la magie et surtout la puissance de ces joujoux.

Tout a commencé en 1994, quand j’ai lancé un anodin fichier .EXE sur mon bon vieux MS-DOS et que j’ai assisté à ce que, faute de mieux, je qualifierais de « sorcellerie ». Jugez plutôt : à l’époque, ma config est un rutilant 286 cadencé à 16 Mhz, armé d’une Sound Blaster qui ne peut jouer qu’une seule piste de sons échantillonnés à la fois. Et là, à ma grande surprise, dans mes oreilles, un long morceau entièrement constitué de samples réalistes : une vraie batterie, une ligne de basse acoustique, il y a même du chant. Et ça dure… Impossible qu’il s’agisse juste d’une boucle répétée à l’infini. Je suis sur le postérieur.

Après une rapide investigation, je découvrirai l’origine de cette magie noire auditive du côté des fichiers .MOD, modules de sons à quatre voies, et par la même occasion, des trackers, outils sur lesquels on compose ces belles choses.

Désolé, Caf !

On pense souvent à tort que c’est sur Amiga que les trackers sont nés. Ce n’est pas tout à fait correct. Si la machine de Commodore (le 500 en particulier) a sans conteste réussi à populariser l’outil, c’est sur C64 qu’on retrouve les premières traces d’un tel logiciel. Baptisé Sound Monitor, le soft fut inventé par le compositeur de musique de jeux vidéo Chris Huelsbeck, à la base pour lui faciliter la vie dans son boulot.

Sound Monitor

Oui, je vous confirme que quand on tombe sur ça la première fois qu’on lance Sound Monitor, ça laisse un peu perplexe.

Alors forcément, avec une interface aussi opaque, et les limitations techniques et ergonomiques de l’époque, ça n’a pas vraiment déchaîné les foules, en dehors de quelques masochistes persévérants. Je me souviens m’y être essayé à l’époque, me contentant de « remixer » certaines musiques de jeu récupérées au format idoine, dont j’altérais la construction. Mais je n’ai pas eu le courage de pousser l’expérimentation plus loin.

Quelques années plus tard, en 1987, un peu après la sortie du mythique Amiga 1000 (tu vois, on y vient, Caf), un développeur et compositeur allemand du nom de Karsten Obarski décide de profiter au maximum du processeur sonore de la machine (Paula, de son petit nom), et conçoit un soft de composition musicale s’inspirant du modèle de Huelsbeck. C’est l’avènement du premier « vrai » tracker, Ultimate Soundtracker.

Je dis « vrai » parce que pour les puristes, Sound Monitor ne faisant pas usage d’échantillons (mais bien de la synthèse audio du chipset interne SID), il n’est pas vraiment considéré comme un tracker 100% pur bœuf. Le débat est ouvert. En ce qui me concerne, C64 wins.

Ultimate Soundtracker pour sa part va jouer à fond la carte des samples, profitant des specs plutôt chouettes pour l’époque du chipset Paula : quatre voix de son numérique, en 8bit, à 27/28Khz. Du grand luxe pour 1987 ! Et surtout, l’opportunité pour tout un chacun de pouvoir se servir de la machine comme d’un véritable « sampler quatre pistes », tout ça au prix d’un Amiga. À une époque où les synthés virtuels à 20 balles n’existent pas encore, et où les machines de studio coûtent un bras, l’arrivée d’un combo « plateforme abordable + soft gratos » va avoir son importance dans l’explosion du phénomène, ouvrant les portes de la création à des artistes en herbe qui n’avaient jusqu’ici pas les moyens de s’exprimer.

Mais pourquoi c’est si compliqué ?

Maintenant qu’on a identifié l’origine des trackers, arrêtons-nous un instant pour répondre à une question qui taraude sans aucun doute les profanes depuis le début de ce papier : mais qu’est-ce que c’est que ce truc imbitable ? J’explique !

Pour simplifier, un tracker est un séquenceur, mais avec son propre système de notation, utilisant des sons échantillonnés, et présenté avec un défilement vertical par motifs (comme sur un Fairlight CMI), plutôt que sur une ligne horizontale continue, comme c’est le cas traditionnellement. Par motifs, j’entends qu’on compose ses morceaux par « tranches », qu’on dispose ensuite dans une timeline, à son gré. En clair : vous composez plusieurs boucles musicales, et vous les agencez ensuite dans l’ordre désiré pour construire votre morceau. Le soft se charge ensuite de lire dans l’ordre indiqué les « patterns » pour rejouer votre chef d’oeuvre.

Du côté de la notation en elle-même, c’est plutôt simple : toutes les infos nécessaires pour chacune des notes tiennent en une ligne. D’un tracker à l’autre, le format peut changer, mais on retrouve généralement plusieurs constantes : pour chaque colonne (représentant chacune une voix), le tracker affiche la note (représentée en notation anglo-saxonne, Do=C, Ré=D, etc.), l’ID du sample (pour savoir quel « instrument » jouer), le volume et un paramètre d’effet variable (pan, portamento, offset, etc.).

De gauche à droite, dans la moitié du bas : une colonne (1) avec le numéro de ligne (64 au total en général dans un « pattern »), les quatre pistes musicales du format MOD (que j’ai séparées avec une grosse ligne bleue pour une meilleure lisibilité), et pour chacune de ces pistes, une note (2), un numéro d’instrument (3), et le paramètre d’effet (4). La lecture se fait de haut en bas et on peut apercevoir la « timeline » (5) en haut à gauche, indiquant dans quel ordre jouer les « patterns ».

Ça va, vous suivez toujours ?

Ces explications (superficielles, j’en conviens) étant faites, vous devriez normalement avoir une meilleure idée du fonctionnement d’un tracker. Revenons donc à l’ancêtre, Ultimate Soundtracker. L’idée de génie d’Obarski avec ce soft, c’est d’avoir tiré pleinement profit des quatre voies numériques qu’était capable de produire l’Amiga. Du coup, ça a permis aux bidouilleurs sonores fauchés de sortir du carcan de la synthèse FM d’antan pour passer aux samples numériques, donc à une palette infinie de nouveaux sons.

Pour s’affranchir de la limitation à quatre voies, les musiciens vont redoubler d’astuce, utilisant par exemple l’alternance sur une même piste d’un son de basse, puis à contretemps d’un son de kickdrum, ou se servant d’arpeggios (succession de plusieurs notes) très rapides pour simuler des accords (ce qui explique d’ailleurs la prépondérance de cet effet dans la majorité des MOD d’époque : c’était plus par contrainte technique que par volonté artistique). Malgré une courbe d’apprentissage plutôt ardue, l’outil est rapidement un succès et initie un paquet de vocations.

D’autres softs lui emboîteront le pas, comme NoiseTracker ou ProTracker, certains étendant même les capacités de la machine à 8 voies (comme OctaMED) grâce à la magie du mixage software, ce qui provoquera d’ailleurs une lutte de clans initiée par les puristes du « quatre voies hardware ».

Pour ceux qui se demandent de quoi je parle, petit rappel : dans le cas du mixage hardware, c’est la carte-son qui s’occupe de gérer les différentes pistes numériques, alors que le mixage software consiste à refiler ce taf au processeur de la machine. Mais je m’égare, revenons aux trackers…

PC Master Race

Quelques années plus tard, en 1990, les premières versions pour PC font leur apparition, notamment grâce à l’arrivée sur le marché de la Sound Blaster 1.0 et de sa triste piste numérique solitaire, mais surtout celle de la légendaire Gravis Ultrasound et de ses 32 (!) pistes hardware, qui rencontrera un franc succès chez les musiciens et « demomakers » (moins chez les gamers, à cause d’incompatibilités à gogo). Parmi les trackers les plus populaires sous DOS, trois noms émergent invariablement de la bouche des compositeurs de l’époque : Scream Tracker, Impulse Tracker et Fast Tracker.

Scream Tracker

J’ai découvert Scream Tracker avec sa première version largement distribuée, la 2.2, en 1990. Développé par Sami Tammilehto (alias Psi, du groupe de demomakers finlandais Future Crew), le soft se limitait encore à l’époque à quatre voix, et utilisait le format STM. Mais c’est vraiment avec la version 3.0 que j’ai commencé à entrevoir les possibilités de commencer à faire sérieusement de la musique sur ordinateur. Il faut dire qu’avec ses 32 voies et la possibilité d’ajouter neuf canaux de sons FM, c’était de loin le plus polyvalent. Son développement s’est définitivement interrompu en 1994, avec la version 3.21 et est toujours considéré aujourd’hui comme le précurseur de la scène du « tracking » sur PC.

Fast Tracker II

Sans conteste le tracker sur lequel j’ai passé le plus de temps. En témoignent les quatre albums de BNG, ma formation de l’époque, entièrement composés avec ce soft. Développé par les codeurs du « demogroup » Triton (mais si, souvenez-vous, Crystal Dream), FastTracker 2 proposait 32 pistes séparées, et un paquet d’outils novateurs, comme la possibilité de régler de nouveaux paramètres pour les samples (comme par exemple les enveloppes ADSR) et de sauvegarder le résultat au format XI. Malheureusement, FT2 s’est éteint en août 1997, lorsque les loustics de Triton sont partis fonder Starbreeze Studios pour faire du jeu vidéo.

Une version 3 non officielle a vu le jour quelques mois plus tard, développée par BakTery, avant d’être renommée en MilkyTracker. Plus récemment, au début de l’année, un autre développeur a repris le flambeau, adoubé par les créateurs du soft, et a mis à disposition en avril dernier une version alpha d’un clone de FT2 pour Windows et MacOS.

Impulse Tracker

Curieusement, je n’ai jamais mis les mains dans ce qui est a priori le tracker le plus populaire de tous les temps sur PC, Impulse Tracker. Il faut dire qu’après FT2, je suis passé directement aux choses plus sérieuses (Reason, notamment). Il n’empêche que j’ai a priori loupé une étape importante dans l’histoire des trackers, en tous cas d’un point de vue expérience personnelle.

Développé en 1995 par Jeffrey Lim, ce fut le dernier soft du genre à sortir sous DOS. Largement influencé par ST3, IT peut se targuer d’avoir notamment vu naître les premiers morceaux d’Erez Eizen d’Infected Mushroom (au sein du duo trance Shiva Shidapu avec DJ Jörg), et d’un certain Joel Zimmerman, plus connu sous le nom de Deadmau5. Et si la dernière version du soft, la 2.14, a vu le jour il y a bien longtemps, en avril 1999, le code source a été rendu public en 2014, sous license BSD. Pour le moment, rien n’a l’air de bouger, mais on ne sait jamais…

Passés de MOD

« Et aujourd’hui ? On « tracke » encore beaucoup ? », me demanderez-vous. On ne va pas se mentir, avec la modernisation du matos, le passage massif sous Windows, et l’arrivée simultanée des VST et autres studios virtuels comme Reason, les musiciens ont rapidement changé de crèmerie pour quelque chose de plus « user friendly ». Il n’y a vraiment que du côté des irréductibles demomakers ou autres producteurs de chiptune que les trackers ont encore la cote. Mais du coup, on joue avec quoi de nos jours ?

Loin de moi l’idée de vous dresser une liste exhaustive de tout ce qui existe sur le marché aujourd’hui, mais je voudrais néanmoins citer trois trackers modernes qui valent le coup, si l’exercice de la composition verticale ne vous effraie pas.

Jeskola Buzz

Les initiés l’appellent « Buzz Modular » ou tout simplement « Buzz », ce soft finlandais développé par Oskari Tammelin depuis la fin des années 90 est un objet à part dans l’univers des trackers. Il est d’ailleurs fort probable que les puristes hurleront au blasphème en le voyant dans ma liste, mais qu’importe : son architecture particulière en fait un outil tout à fait recommandable et qui, n’en déplaise aux grincheux, a tout à fait sa place ici.

L’idée derrière Buzz, c’est de conserver le séquenceur vertical et le concept de patterns, mais de remplacer les samples par des synthétiseurs modulaires virtuels (un peu comme Reaktor, pour ceux qui connaissent). En deux mots : c’est une version analogique du tracker classique, où les sons sont générés par le soft, et plus intégrés sous formes d’échantillons.

Qu’on aime ou pas le principe, il a réussi à séduire certains producteurs à la recherche d’un « nouveau son », et notamment l’illustre James Holden, qui attribue la paternité de ses premières compositions au soft. Je vous propose d’ailleurs de découvrir un petit « tuto » du maître en 2006 chez lui, bidouillant sur Buzz, dans la vidéo ci-dessous.

Renoise

Développé sur les cendres de NoiseTrekker, le projet Renoise remonte à décembre 2000. Pas tout jeune non plus. Ici aussi, le principe est un peu hybride, mais néanmoins intéressant : on garde la partie séquenceur en mode « tracker » (à la verticale), mais on ajoute aux samples la gestion des plugins VST et de tout équipement MIDI, en ASIO s’il vous plaît. C’est donc au final un vrai DAW plus qu’un tracker, mais l’héritage étant indéniable au niveau du « workflow », je trouvais opportun de le mentionner.

Aux dernières nouvelles, le soft est toujours développé (même si la dernière version stable remonte à janvier 2016) et il compte toujours un nombre non négligeable de fans illustres, nostalgiques du déroulement de haut en bas, comme John Tejada, Cristian VogelAkira Kiteshi ou Venetian Snares, pour n’en citer que quelques-uns.

OpenMPT (anciennement ModPlug Tracker)

Initialement développé par un « frenchie », Olivier Lapicque (qui si je ne m’abuse est devenu depuis « software architect » chez Nvidia), ModPlug Tracker s’est vu rebaptiser OpenMPT en 2004, quand son géniteur a abandonné le projet et lâché le code en open-source. Depuis, il a continué d’être régulièrement mis à jour et bardé de nouvelles features, comme la gestion des VST et du MIDI. Oui, lui aussi, parce que pour survivre sur le marché de la MAO, soyons francs : c’est devenu incontournable. Demandez à Propellerheads qui vient d’annoncer que Reason allait enfin s’ouvrir aux instruments virtuels externes ce qu’ils en pensent…

Tracker et sans reproche

Alors, je sais, j’en entends déjà qui râlent… Oui, j’aurais aussi pu mentionner FL Studio (anciennement Fruity Loops), un autre DAW complet qui cartonne, articulé autour de la notion de « patterns ». Mais depuis les versions plus récentes, le soft a entamé une migration complète vers un séquenceur classique, du coup on s’éloigne sans doute un peu trop du sujet.

Pour l’heure, je pense avoir fait le tour des principaux acteurs du moment. Si vous avez d’autres trackers modernes à recommander, n’hésitez pas à les partager dans les commentaires, j’irai tester ça avec curiosité ! Et pour les vieux de la vieille qui veulent se replonger dans la nostalgie des années 90, je signale que les trois ténors cités au début de ce dossier (Scream Tracker III, Impulse Tracker et Fast Tracker II) sont trouvables facilement et fonctionnent sans souci dans un petit DOSBox bien configuré.

J’espère que ce petit récapitulatif vous aura permis de découvrir cette science obscure qu’est l’art du « tracking ». Et surtout de réaliser à quel point la pratique est répandue dans le monde de la musique électronique professionnelle, là où on s’attend plutôt à une surenchère de matos. Comme quoi, on en revient toujours à cette citation de Steve Hillage (Simple Minds, System 7) que je paraphrase ici de mémoire :

L’important, ce n’est pas d’acheter de nouveaux instruments, mais de repousser les limites de ceux qu’on possède.

Donc si le tracker, aussi archaïque qu’il soit, c’est votre came, tant que la musique est bonne, c’est tout ce qui compte…

PS : pour ceux que ça intéresse, il y a un graphe très complet qui retrace l’historique de tous les trackers (et leurs « forks » respectifs) ici.


Note : cet article est l’équivalent de plusieurs pages de magazine. Il n’est possible de rédiger (ou plutôt écrire / réécrire / corriger / intégrer) des papiers de cette taille que grâce à nos soutiens Paypal, et surtout à nos patrons. Oui, on sait, ce n’est pas le bon terme. Mais nous, ça nous fait rire. Et quand on reçoit des sous aussi, d’ailleurs. Du coup, merci à vous, qui mettez la main à la poche pour nous inciter à bien bosser ! Et si vous n’avez pas encore franchi le pas, pensez à soutenir Geekzone pour que nous puissions augmenter la cadence !

Vous devriez également aimer…