Jeux d’aventure : quand la fiction interactive réinvente la roue

Pour la plupart des geeks que nous sommes, le terme de « littérature ou fiction interactive » (Interactive Fiction ou IF en anglais) sonne davantage comme une expérimentation ludique que comme une attaque en règle envers la littérature classique. D’une part, cela évoque le HTML et sa façon de naviguer de page en page au moyen de mots-clés, et d’autre part, nous nous souvenons spontanément des livres-dont-vous-êtes-le-héros qui, à défaut d’avoir trouvé une appellation plus agréable (Choose Your Own Adventure books en anglais n’était guère mieux), ont fait du principe de non sequitur un véritable instrument de jeu. Mais plus le genre évolue pour séduire un public plus large et plus il se rapproche d’autres secteurs bien connus…

Epic Fantasy

L’avantage de l’aventure textuelle est le même que pour les livres : on peut créer des mondes fantastiques (dans tous les sens du terme) sans se soucier de la technique.

  • Si vous voulez un aperçu du fonctionnement et de l’historique de la fiction interactive, passez au chapitre suivant.
  • Si vous voulez directement passer à l’époque moderne, rendez-vous au chapitre 2.
  • Si ce genre de QCM vous soûle, allez directement à la conclusion. Vous perdez un point de sagesse pour manque de patience.
Viens jouer, c'est sympa !

Viens jouer, c’est sympa !

You are likely to be eaten by a grue

Si la fiction interactive démarre sur papier à la fin des années 60, des déclinaisons en jeu vidéo ne tardent pas à voir le jour, promettant un degré supérieur de liberté grâce à la magie de l’informatique. Il faut dire que le matériau “texte brut + conditions logiques” est assez commode pour l’époque.

Frise chronologique de lInteractive Fiction

Frise chronologique de l’Interactive Fiction

En 1976 sort ainsi la première fiction textuelle interactive “officielle” : Adventure, qui pose les fondements du gameplay du genre, mais passe un peu sous les radars. Quatre ans plus tard, en 1980, débarque le blockbuster : Zork d’Infocom (1 million d’exemplaires vendus et origine du titre de ce chapitre). Excellente réussite commerciale, Zork se paie même le luxe de prendre de vitesse ses concurrents papier. À titre de comparaison, le best-seller « Le sorcier de la montagne de feu » de Steve Jackson et Ian Livingstone ne sortira qu’en 1982 !

Un paquet de jeux reposant sur le même principe suivront : des paragraphes de texte finissant par des choix plus ou moins ouverts, que le lecteur devenu joueur doit exprimer en rédigeant des phrases au moyen d’une grammaire rassemblant verbes et mots-clés, selon une syntaxe plus ou moins proche du langage humain.

Le tout début de Zork

Le tout début de Zork

On aperçoit l’évolution par rapport au gamebook / livre-jeu, qui ne demande qu’à tourner quelques pages pour continuer la lecture : ici, la suite de l’aventure ne s’affiche qu’à mesure que le joueur rédige des commandes. Une sorte de mélange assez élitiste entre ce qui deviendra le point & clic et le livre, qui nécessite de comprendre comment fonctionne l’analyseur de syntaxe, seul façon d’avoir accès aux interactions telles qu’ouvrir une porte, gérer de l’équipement ou choisir des dialogues. Par-dessus tout, ces jeux exigent une grande résilience, car c’est au mot près que l’histoire peut avancer, ici on ne feuillette pas et il n’y a que très rarement un God Mode.

Les "analyseurs" syntaxiques. De vrais tests de patience...

Les « analyseurs » syntaxiques. De vrais tests de patience…

Ce côté sévère du gameplay, associé à l’austérité du texte brut dans un monde de plus en plus graphique, est sans aucun doute pour beaucoup dans le côté « niche » de ces jeux (Infocom fermera en 1989). Le grand public ne veut plus s’embarrasser de ce genre de méthode et préfèrera cliquer sur une phrase déjà rédigée. La modernité, c’est plutôt “Press X to continue la cinématique”… Cela dit, la « richesse » supposée supérieure des jeux textuels vient aussi du fait qu’on ne voyait que beaucoup plus difficilement les choix possibles ! N’avoir que du texte à gérer pour rajouter des embranchements dans l’histoire est forcément plus simple que devoir créer de toutes pièces des animations 3D, rajouter des voix, et. Mais dans les faits, peu de titres étaient aussi riches en possibilités que ce que nous imaginions à l’époque !

Oui, bon, forcément, c'est plus limité...

Oui, bon, forcément, c’est plus limité…

Chapitre 2 : à la recherche des brouzoufs

L’envie de séduire un public plus large a poussé la génération actuelle de développeurs / auteurs à moderniser le genre. Le début des années 2010 a en effet marqué la renaissance des studios de fiction interactive, tournés vers les « narrative games », amenant autant de nouvelles technologies que de nouveaux modèles économiques : publication en ligne sur le web, création d’ebooks, vente en freemium ou appels aux dons, etc.

Les outils des années 90 que sont ADRIFT, INFORM et TADS ont ainsi été rejoints par Twine, InkleWriter, StoryNexus, Choice of Games, Varytale, Quest ou encore Ren’Py , chacun misant sur un axe spécifique de la fiction interactive, comme l’inclusion d’images, de sons, voire de mini-jeux pour augmenter l’immersion dans les aventures textuelles d’antan[1].

Un des fers de lance en la matière est Inkle, qui après avoir commencé à tester sa technologie avec des écrits classiques, a opéré un véritable renouveau en densifiant le gameplay et la présentation, se rapprochant ainsi plus d’une expérience de jeu de plateau et s’éloignant du livre. Il a au passage recyclé un classique, la franchise Sorcery.

Avouez que ça claque plus que Zork !

Avouez que ça claque plus que Zork !

Le fait de se rapprocher de jeux plus denses et plus riches a toutefois un travers : complexifier la technologie, au point de devoir revenir à des modèles plus classiques. Inkle a ainsi du convertir son dernier jeu sous Unity pour le commercialiser sur PC. Les fondateurs de StoryNexus ont pour leur part transformé leur expérience d’écriture en jeu vidéo « traditionnel », sorti tout juste de Steam Greenlight (il est en promo pour le Black Friday).

Et comme j’étais fan à l’époque, je vous signale en passant que la série Loup Solitaire a également été adaptée dans un format moitié livre / moitié jeu 3D plutôt réussi.

D'un coup, ça ressemble moins à un bouquin...

D’un coup, ça ressemble moins à un bouquin…

La jungle des oeuvres textuelles

De leur côté, les auteurs de romans papier ont commencé à envisager leur travail sous un angle plus morcelé et surtout, plus facile à exposer au grand public. Les ebooks interactifs d’e-learning, puis de fiction, ont ainsi commencé à fleurir, nouvelle catégorie qui possède une économie avérée, puisque les ebooks se vendent sur tablettes et peuvent s’adapter pour se vendre imprimés, revenant ainsi au modèle des livres-dont-vous-êtes-le-héros ! Mais à la sauce contemporaine, avec des préoccupations bien plus classiques que déjouer un complot orque ou retrouver le manuscrit de Voynich.

Ce n’est pas pour autant que les secteurs communiquent (ça serait trop simple) ! On trouve donc des plates-formes dédiées aux ebooks interactifs, dérivées des librairies en ligne, et des outils spécifiques, plus graphiques et accessibles que ceux consacrés à la fiction interactive (reposant souvent sur des fondations HTML/CSS) : Kotobee, iBooks Author, Captivate, Kwik, TaleSpring

Certes, cela amène quelques innovations, par exemple les récits mêlants différents supports, mais elles demeurent des exceptions difficiles à dénicher. D’autant que la terminologie n’en finit pas de brouiller les genres : narrative game, interactive stories, transmedia element (RIP Lexis Numérique)…

Quelques auteurs devenus experts en la matière, notamment Emily Short, permettent de faire un peu de tri dans les évolutions des oeuvres textuelles « enrichies », dont la nature exacte est souvent difficile à expliquer au commun des mortels.

The Guild of Thieves

The Guild of Thieves de Magnetic Scrolls. Un des pionniers de la fiction interactive des années 80.

Éternel recommencement

S’il a fallu que le genre entier se renouvelle en 2010 pour qu’on commence à réimprimer des LDVELH mâtinées de « chick-lit » sur Amazon, à force de vouloir améliorer leur gameplay, les studios de fiction interactive ont finalement transformé leurs oeuvres en jeux vidéo bona fide. Une magnifique réinvention de la roue qui ne sert pas à grand-chose.

Et ce n’est pas terminé… Le chemin prit par Inkle et les indépendants semble en effet parallèle à celui de TellTale ou encore Remedy. Le mélange texte / sons / animations s’accentue, les scènes “live” en vidéo refont des apparitions, à tel point que l’impression de déjà-vu est inévitable. Les fameux films-dont-vous-êtes-le-héros, assemblant segments filmés et gameplay, reviennent à la mode et trouvent un écho favorable dans les réflexions des majors du film comme Lionsgate, qui mangerait bien une part de ce “nouveau” gâteau.

Ne soyez donc pas trop étonnés si des suites surprises de Night Trap ou Tex Murphy débarquent. Oh pardon, c’est déjà fait pour ce bon vieux Tex… Mais vous m’aurez compris : le cycle risque de se reproduire, le temps qu’une prochaine génération de créateurs (re)découvrent le charme des jeux d’aventure textuels. Puis leurs limitations…


  1. Les outils professionnels de l’industrie du jeu, tels que les éditeurs de Bioware ou Bethesda, sont volontairement omis, car ils n’ont pas vocation à produire du contenu jouable sans le reste du moteur 3D.  ↩

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